Une fois n’est pas coutume quittons l’univers de la série B, des films et de comics, et rendons hommage à Saturn, cet alligator de presque cent ans qui vient de mourir il y a deux jours. Pourquoi parler d’un simple animal quand de nombreuses personnes mériteraient d’avoir leur place dans cette rubrique ? Tout simplement parce que ce n’est pas tous les jours que l’on peut parler d’une grosse bête semblant sortir d’un creature feature, et parce que ce saurien aura eu une vie très bien remplie valant amplement n’importe quelle carrière artistique ou parcours professionnel que les humains aiment tant vanter. Visez plutôt: s’il n’existe aucun document concernant ses origines de l’aveu de Dmitry Vasilyev, herpétologiste du zoo de Moscou où le reptile a passé la plus grande partie de sa vie, on peut retracer sa naissance dans les eaux du Mississippi en 1936 avant qu’il ne soit envoyé en Allemagne pour grossir les rangs du jardin zoologique de Berlin.
Mesurant entre deux et trois mètres de long pour deux cents kilos, on ne peut pas dire que Saturn ait été particulièrement remarquable d’un point de vue physiologique, ressemblant à n’importe quel autre spécimen d’alligator mississippiensis avec ses écailles vertes et ses grands yeux jaunes. Et pourtant cela ne l’empêchera pas d’être au cœur d’un mythe voulant qu’il ait été adopté par Adolf Hitler lui-même ! Des ragots bien sûr, l’animal n’ayant jamais intégré la ménagerie personnelle du Führer et pouvant être trouvé tous les jours dans son enclos, mais l’idée a prit racine et se retrouve encore rapportées de nos jours comme un fait réel. En vérité cette rumeur est née d’une théorie fumeuse émise par l’écrivain russe Boris Akunin des décennies plus tard. Mais l’histoire ne s’arrête pas là puisqu’en 1943, en pleine Seconde Guerre Mondiale, commence le bombardement de la capital. Une opération qui fera des milliers de morts chez les civiles et les militaires, mais également au zoo.
Sur les 16 000 animaux du parc, seulement 96 survivent et la plupart des alligators et crocodiles sont tués lors de l’explosion de la section aquarium. Saturn, par miracle, est épargné et comme les autres survivants fini par s’échapper en ville pour trouver un abri et de la nourriture. Il vécu dans les ruines de Berlin durant trois ans avant d’être découvert par des soldats anglais en patrouille qui le récupérèrent pour leur propre zoo construit dans la RFA. De quoi faire un tout un film. En 1946 les britanniques l’offrirent aux soviétiques sans que l’on ne sache vraiment pourquoi (les papiers officiels ayant été perdu lors de l’incendie de l’office du tourisme russe dans les années 50) et le saurien est rapatrié à Moscou où il passera le reste de sa longue existence. C’est là que ses nouveaux propriétaires le baptiseront Saturn, après l’avoir un temps surnommé Hitler en raison de son lieu de provenance. Nul doute que cela joua un rôle dans l’hypothèse avancé par Akunin.
A partir de là le reptile se la coulera douce jusqu’à sa mort même s’il existe de nombreuses anecdotes qui dressent un portrait presque légendaire de la créature. Dès son arrivé dans la patrie communiste, il devint l’une des attractions les plus populaires du zoo de Moscou, lequel ne comptait à l’époque que deux crocodiles dans sa collection. A la fin des années 50 les américains lui offre une copine du nom de Shipka, qui d’après M. Vasilyev avait un caractère de cochon et lui aurait salement mordu les doigts. Elle devint sa partenaire de reproduction mais leurs œufs restèrent tristement infertiles. Bien qu’elle fut plus jeune que lui de trente ans, elle disparu en premier et Saturn entra dans une profonde dépression, refusant de manger pendant un temps. En 1970 a lieu le seul incident risqué entre la bête et un humain, lorsqu’un gardien inexpérimenté essaya de le nourrir à la main, manquant de justesse d’y perdre un bras.
Dans les années 80 un morceau de béton tomba du plafond de terrarium pour s’écraser au beau milieu de l’enclos, écrasant presque le reptile. Coup de chance il s’était réfugié dans une petite niche un peu avant, échappant encore une fois à la mort. En 1990 il est transféré dans un nouveau bâtiment mais, supportant mal ce changement d’environnement, il refuse d’abord de quitter son ancien nid avant de tomber encore une fois victime du stress. Il refusa de manger durant quatre mois au point que les vétérinaires pensèrent qu’il allait véritablement dépérir… En 1993 le personnel jura qu’il se mit à pleurer lorsque des tanks en formation se déplacèrent tout près du zoo. De l’avis de Vasilyev ce sont les vibrations provoquées par les véhicules qui seraient responsable, lui rappelant son expérience traumatisante durant la bataille de Berlin. En 2005 on lui présente une nouvelle copine, mais on ne leur connait pas de progéniture.
Enfin, après avoir été temporairement retiré de l’exhibition publique le temps de rénover son bassin, il revient en grandes pompes en 2015 avec rien de moins que la marque Lacoste en guise de sponsor ! Bref, Saturn était une véritable star même si ses célèbres origines finirent par être oubliées du grand public avec le temps. Le parc en fit alors une attraction de choix pour les écoliers en visite, leur racontant son incroyable odyssée avant de leur laisser l’occasion de le caresser avec un balais, puisque l’alligator aimait apparemment ce type de massage sur ses écailles. Sur la fin de sa vie il passa le plus clair de son temps à dormir et c’est à l’âge approximatif de 84 ans qu’il s’est éteint, samedi dernier. Un record considérant la durée de vie de 30-50 ans que son espèce peut atteindre dans la nature, même s’il n’est pas un cas unique (Muja, du zoo de Belgrade en Serbie, 80 ans et toujours en forme). Mais ce n’est pas la fin pour autant et le monstre va pouvoir continuer à vivre dans l’imagination des êtres humains.
Ainsi sa dépouille va être empaillée afin d’être présenté de façon permanente au State Darwin Museum, le réputé musée d’Histoire naturelle de Moscou. Pas mal pour un vieux bouseux du Sud profond !
C’est le matin, 6h50, je viens de boire un café et de lire un article sur un alligator octogénaire. Je suis bien.
Joyeux anniversaire !
Ravi d’avoir pu égayé un peu ta matinée ! 🙂