La Tour de Frankenstein (1957) | Angoisse N°30

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Angoisse N°30

La Tour de Frankenstein

(1957)

 

Ce n’est désormais un secret pour personne, Benoit Becker n’existe pas. C’était l’un des nombreux pseudonymes pour écrivains utilisé par l’éditeur Fleuve Noir, distribué à non pas une personne mais plusieurs, pratique très fréquente dans la littérature populaire et d’ailleurs encore utilisée de nos jours. Quatre auteurs se seraient partagés l’identité de ce Becker à la consonance anglaise: Stéphan Jouravieff, José-André Lacour, Christiane Rochefort, et dans le cas qui nous intéresse ici Jean-Claude Carrière. Un grand bonhomme nominé de nombreuses fois aux Césars comme aux Oscars, acteur occasionnel, réalisateur d’une poignée de courts-métrages, mais surtout scénariste, à qui l’on doit les scripts de Cyrano de Bergerac et du Retour de Martin Guerre ainsi que quelques collaborations avec Luis Buñuel (Le Charme Discret de la Bourgeoisie, Le Fantôme de la Liberté). Une carrière prestigieuse qui ne l’empêchait pas de sauter à pieds joints dans le gros Bis qui tâche à l’occasion, s’associant avec Jess Franco pour Le Diabolique Docteur Z et Jack l’Éventreur avec Klaus Kinski.

Il n’est donc pas trop surprenant de le retrouver derrière cette Tour de Frankenstein écrite en 1957, peu avant qu’il ne se lance dans le cinéma, pour les besoins de la collection Angoisse alors toute récente. Le premier volet d’une série de romans censée faire suite au classique de Mary Shelley, probablement inspirée par le Frankenstein S’est Échappé de la Hammer sorti en salles la même année. Ici cependant la saga ne se focalise pas sur le savant fou, mort depuis belles lurettes, mais bien sa Créature, toujours vivante (ou plutôt non-morte) car dotée d’une constitution surhumaine défiant les lois de la Nature. L’histoire se déroule en 1875, environ 80 ans après les évènements du livre original, dans un petit village d’Irlande du Nord. Celui-là même où le Monstre tua Henry Clerval, le meilleur ami du bon docteur. C’est là qu’il serait revenu pour en finir avec son existence après son escapade au Pôle Nord, apparemment prit de remords par ses actions, se retranchant dans la fameuse tour du titre, bâtiment ayant servi de laboratoire désormais en ruine, et s’enfermant dans un sarcophage pour s’y laisser mourir…

 

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Un vieux fou nommé Blessed, inexplicablement nyctalope, a investi les lieux qu’il considère comme son musée, veillant secrètement sur la dépouille inanimée du mort-vivant. Et si personne ne vient le déranger, l’endroit étant réputé hanté par les habitants du coin, une série de meurtres étranges va venir perturber son morne quotidien: plusieurs personnes ont été retrouvées avec le cou brisée et des traces de morsures. La chose maudite de Frankenstein se serait-elle réveillée ? C’est ce que va vouloir découvrir la belle Helen, étudiante en médecine de 18 ans venue passer quelques vacances dans les parages. Décidée à en avoir le cœur net, elle va faire appel à l’un de ses professeurs, spécialisé en anatomie humaine, et à un journaliste enquêtant sur les crimes pour dérober la Créature afin de l’étudier. Mais une sombre menace se profile en la présence de Vrollo, un vagabond qui terroriste les habitants du coin par sa seule présence et harcèle la jeune femme sans raison apparente. Un personnage diabolique qui semble en savoir long sur la tour et les expériences qui y furent menées, surnommant même affectueusement le zombie “Gouroull”…

Bon, évidemment Monsieur Carrière mélange plusieurs éléments du livre pour les besoins de sa propre intrigue et ne raccroche pas toujours les wagons correctement: si Frankenstein a bien été mis au courant de la mort de Clerval en Irlande, ce n’est pas là où les faits se sont nécessairement déroulés puisqu’il échoua sur l’île par hasard. C’est en Écosse qu’il s’était installé à ce moment là, et c’est en Allemagne qu’il fabriqua son Monstre. Des libertés artistiques qui importent peu et de toute façon similaires à celles que l’on retrouve sur pratiquement chaque adaptations cinéma. Car c’est surtout l’ambiance du pays qui lui importe, avec ce petit bled reculé dans la lande où circulent toutes sortes de superstitions, constamment couvert de brume à l’approche de l’hivers. Un cadre atmosphérique représentant justement l’intérêt principal du bouquin, plus que l’aventure elle-même, finalement très classique et sans surprise. Et si certaines pistes narratives se révèlent intéressantes, ce sont celles qui sont hélas le moins explorés. Comme celle de l’autopsie du mort-vivant par un gentil chercheur bien déterminé à comprendre comment la chose fonctionne et de quelle manière elle peut être réanimée.

 

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Une première partie prenante puisque montrant la mauvaise influence qu’exerce l’antagoniste par son existence-même. Le charmant scientifique devient obsédé par ses opérations et la limitation de son savoir tandis son assistant fini par se noyer dans l’alcool pour calmer ses nerfs, la peur et l’obscurantisme l’emportant sur la science. Gouroull lui-même est une énigme passionnante, organisme en léthargie capable d’entrer et sortir d’une paralysie totale pouvant figer jusqu’au fonctionnement de ses cellules. Il ne se dégrade jamais, semble insensible à la douleur ou aux éléments, et ne s’exprime pour ainsi dire jamais. C’est un véritable golem de chair morte, plus proche de la machine que d’autre chose, dont l’apparence est globalement reprise telle qu’elle d’après le roman original: il fait 2m40 de haut pour 1m35 de large, avec une une peau blanche et rigide de cadavre. Quelques différences toutefois: si la Créature de Shelley avait des yeux blancs car morts, ils sont ici jaunes vifs et phosphorescents, et ses lèvres noires ont disparues, arrachées ou retirées par chirurgie, laissant sa bouche découverte.

Hélas le récit ne s’appesantit pas sur l’étude du personnage et bien vite Vrollo va lui voler la vedette, le contrôlant grâce à l’hypnose pour massacrer quiconque lui déplaît. Ancien scientifique lui-même, il subit les moqueries de ses pairs lorsqu’il s’intéressa à l’occulte et à la sorcellerie, devenant un sans-abris haineux qui ne désire rien de moins que la perte de l’umanité dans son ensemble ! Parce qu’il reste un homme, il va néanmoins craquer sur Helen et la faire enlever, utilisant le zombie pour tuer son professeur et la ramener à la tour dans l’espoir de la faire sienne. Mal lui en prend car son servant en pince aussi pour la demoiselle, et lorsqu’il va tenter de la violer, l’autre va intervenir… A propos de la scène, l’auteur utilise le terme incroyable de “l’effrayant justicier issu du royaume des morts” pour décrire Gouroull à cet instant, séduisant le lecteur avec cette idée d’un Monstre de Frankenstein en mode Un Justicier dans la Ville. Un concept dont il ne fait rien encore une fois, son bonhomme se contentant de séquestrer l’héroïne à son tour sans plus vraiment quitter les lieux.

 

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Le reste du livre se borne à montrer la dépression d’Helen, terrorisée et enfermée dans une cellule obscure, et le plan mis en place par la police pour la libérer. Les choses ne dérivent pas vraiment de ce que les films de Frankenstein nous ont habitués et la foule en colère armée de fouches et de torches est bien là pour mener l’assaut durant le final, assiégeant le pseudo château gothique. Mais même lorsque les protagonistes tentent d’établir un plan d’action, Jean-Claude Carrière provoque ses lecteurs en soulevant une troisième idée jamais exploitée: celle de trouver un autre type comme Frankenstein et d’utiliser sa créature pour se battre avec la première ! Rageant, car l’idée est assez démentielle pour l’époque, et il faudra attendre près de dix ans pour qu’elle se matérialise plus ou moins dans le kaiju eiga The War of the Gargantuas. Pour ne rien arranger, la solution choisie par les forces de l’ordre laisse franchement à désirer puisqu’elle consiste à faire appel à un charmeur de serpents indien pour qu’il envoit ses reptiles venimeux à l’attaque du mort-vivant ! Et tant pis s’il est potentiellement insensible !

Tant pis aussi pour les risques qu’encourt Helen, et tant pis si le but premier était justement d’éviter de la blesser par accident lors d’une confrontation directe avec Gouroull. L’écrivain voulais simplement écrire une scène avec plein de serpents, et s’il n’y a rien de mal à cela, sa manière de tordre la logique pour y parvenir laisse un peu perplexe. Mais bon, La Tour de Frankenstein n’a aucunement la prétention de se comparer au classique de Mary Shelley et fait son travail de roman populaire, divertissant avec quelques moments de bravoure comme la traque dans les marais par une nuit brumeuse, à la barque et à la lanterne, le meurtre plutôt gore de Vrollo que le Monstre tient par le cou, le lui broyant au point que le sang jaillisse par la bouche, le nez et même les yeux, ou la tentative de viol d’Helen, d’abord interrompue puis répétée par le colosse qui semble avoir hérité des désirs pervers de son maître via l’hypnose. Un moyen un peu facile de faire passer le personnage, d’abord décrit comme plein de regrets, du côté obscure, mais on n’ira pas se plaindre lorsque celui-ci fini d’arracher la robe de la jeune femme…

 

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Et si l’on peut être déçu de l’intrigue plutôt routinière du livre, la Créature de Frankenstein est en tout cas sacrément mise en valeur. Dévoilée au début par petites touches pour faire monter la sauce (une silhouette dans le brouillard, un corps dissimulé sous une bâche), sa présence seule suffit à terrifier humains comme animaux et à modifier le paysage: les fermiers s’enferment chez eux tandis que la paranoïa s’installe, les corbeaux et les rats quittent la tour et les champs sont mal entretenu. Il y a quelque chose d’implaccable dans sa démarche lourde et inhumaine, mais pourtant elle escalade avec souplesse un mur de son donjon. Son visage ne présente aucune expression, mais la fuite d’Helen l’enrage au point qu’elle se met à hurler et à lui courire après en détruisant tout sur son chemin. Et si ce zombie semble être dépourvu de la moindre intelligence, il fait pourtant preuve de stratégie, frappant l’indien à distance pour briser son emprise sur les serpents et faisant croire à son suicide dans les sables mouvants pour tromper ses poursuivants. Jamais la narration n’épouse son point de vue, mais le dernier regard haineux qu’il lance humains en dit long.

Il y a un côté presque Swamp Thing dans cette conclusion où le Monstre se fait passer pour un arbre de marécage dans le noir avant d’encaisser sans broncher le tir de barrage de quelques chasseurs lancés à ses trousses, choisissant de ne pas contre-attaquer et de se laisser sombrer dans les eaux sales par mépris pour eux… Une sacré scène pour un “vieux” bouquin des années 50 ! Fleuve Noir ne s’y trompa pas en décidant de poursuivre l’aventure, produisant un total de six livres sur trois ans, tous écrit par Jean-Claude Carrière. Ces suites vont cependant perdre Guy Betchel, ami et partenaire de l’écrivain qui l’aurait ici aidé à l’élaboration de ce premier tome sans recevoir le moindre crédit. Publié dans le N°30 de la collection Angoisse, La Tour de Frankenstein – et le reste de la saga – fut réédité deux fois par la suite. D’abord dans le recueil en deux volumes Les Frankenstein (toujours chez Fleuve Noir en 1995, collection Super Poche #20 et #21) puis aux éditions French Pulp fin 2016 / début 2017, avec Frankenstein, Tome 1 & 2. Il y eu même une adaptation de la série en bande-dessinée dans les années 70, dans le magazine Hallucinations publié par Arédit, dans sa collection Comics Pocket aux allures de fumetti graveleux.

Avis aux collectionneurs, car celle-là n’a encore jamais connu la joie d’une résurrection !

 

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