2000 AD Prog 635
Judge Dredd – An Elm Street Nightmare
(1989)
Après le succès des Griffes du Cauchemar, c’est une véritable Freddymania qui s’empara des États-Unis, le Springwood Slasher étant devenu une icône de la pop-culture. Même les enfants le reconnaissent, et parmi les produits dérivés de la franchise on compte de nombreux jouets: ballons, poupées, pistolets à eau et chewing-gum règnent dans les cours de récréations ! Avec Le Cauchemar de Freddy, quatrième volet de la saga, le personnage lui-même se transforme et devient un bouffon amusant, véritable mitraillette à blagues qui n’est plus du tout dérangeant. Oubliés sont ses premiers meurtres sanglants et son passé de pédophile, désormais seuls comptent l’extravagance des effets spéciaux et l’humour outrancier qui découle de ses apparitions. Le reste du monde n’y échappe pas et on peut croiser Freddy partout: il s’exporte en Angleterre où Robert Englund débarque en makeup complet dans D.C. Follies (leur équivalent des Guignol de l’Info) et il fait la même chose au Japon pour une émission humoristique alors qu’il ne parle même pas leur langue. Chez nous son image est parfois “empruntée” par quelques illustrateurs lorsque l’occasion se présente (L’Éventreur et Hurlements n°2, dans la collection Gore de Fleuve Noir) et à Bollywood il fait l’objet d’au moins deux copycats avec Mahakaal et Khooni Murdaa.
Sa popularité est telle que l’idée d’un crossover avec Jason des Vendredi 13 est adoptée alors qu’elle fut lancée en l’air par un fan durant une convention. Et bien sûr le grand brûlé se retrouve héros d’une série télé ainsi que de plusieurs titres comics relatant ses exploits. Des bandes-dessinées officielles et d’autres qui le sont beaucoup moins, détournant comme elles peuvent la licence en évitant de trop détailler ou de nommer le croquemitaine. C’est justement le cas avec ce An Elm Street Nightmare, très courte histoire publiée dans les pages de l’anglais 2000 AD en Juillet 1989, soit un mois tout juste avant la sortie de Freddy 5: L’Enfant du Cauchemar sur les écrans américains. Probablement pas une coïncidence. Si les mots “nightmare” et “Elm street” permettent tout de suite d’identifier la référence, il faut savoir qu’ils ne tombent sous la coupe d’aucun copyright, ce qui permet alors – placés dans le désordre – de parodier le titre A Nightmare on Elm Street sans avoir à se préoccuper du moindre problème. C’est à peu près la même chose pour le personnage lui-même, jamais ouvertement nommé et dont l’apparence est subtilement modifiée (pas de brûlures). Naturellement New Line Cinema aurait malgré tout pu poursuivre l’éditeur en jouant sur les énormes ressemblances, et la saga Judge Dredd en a déjà fait les frais avec la célèbre storyline Burger Wars, qui montrait l’affrontement délirant de deux gangs meurtriers représentant respectivement Ronald McDonald et le Burger King !
Bien heureusement, et probablement parce qu’il existait déjà de nombreux Freddy bootlegs un peu partout, la compagnie a simplement fermée les yeux, sans doute très heureuse de voir que sa poule aux œufs d’or se portait à merveille. Il aurait de toute façon été très ridicule d’avoir recours au tribunal pour un malheureux épisode de seulement six pages, très anecdotique et fonctionnant plus comme une blague qu’autre chose – pas même une satire ou une parodie, apparaissant juste comme une simple excuse pour dessiner Freddy se faisant descendre par Dredd ! An Elm Street Nightmare c’est un peu ça: un concept pour une illustration qui aurait été étirée sur plusieurs vignettes, sans fil rouge ni narration ! Peut-être pas très satisfaisant par rapport à l’idée que l’on pourrait s’en faire, mais totalement dans l’esprit Punk revendiqué par 2000 AD. C’est ainsi que “l’intrigue” montre un pastiche de Freddy Krueger rôder la nuit dans un coin de Mega-City One à la recherche de proies. Il repère un couple d’adolescents, deux jeunes amoureux venu braver l’interdit et taguer un mur tout en se déclarant leur flamme et attaque… pour immédiatement se faire fusiller par le célèbre Judge qui patrouillait dans le coin. Et celui-ci de repartir avec les victimes qu’il vient tout juste de sauver, afin de les condamner pour dégradation de biens publics !
Rien de neuf pour quiconque connait l’univers et le concept de la série, qui contient grand nombre d’épisodes de ce genre: de l’humour noir et subversif ou l’on caricature à l’extrême la justice pénale, Dredd trouvant toujours quelque chose à reprocher à quelqu’un, même chez la plus innocente des créatures. Jack Wagner, le scénariste, est coutumier du fait puisqu’il est tout simplement l’un des créateurs de Judge Dredd (la version brute que peaufinera ensuite l’illustrateur Carlos Ezquerra pour donner naissance au personnage définitif) et le plus gros contributeur d’histoires pour celui-ci, dont plusieurs des plus importantes ou mémorables de toute la saga: The Long Walk, Judge Death, The Apocalypse War ou encore The Judge Child Quest. Ici par exemple, nous apprenons qu’il existe un équivalent pour mineurs aux célèbres Iso-Cubes de détention, tout simplement baptisé Juve-Cubes, et le scénariste se moque gentiment des amourettes de jeunesse lorsque les deux adolescents s’embrassent et se retrouvent immédiatement coincés quand leurs appareils dentaires s’emmêlent ! Enfin Freddy n’est absolument pas une menace pour le Judge qui le crible de balles à vue, l’autre ayant à peine le temps de lever son gant pour le menacer.
Pour autant il ne faut pas croire que An Elm Street Nightmare se montre dédaigneux de son modèle. Le respect est là, tant dans l’apparence que la gestuelle du croquemitaine (très bons dessins de Mick Austin), lequel refait même ce mouvement pervers de la langue comme dans les films. La BD baigne dans une ambiance onirique dès les premières cases, avec ce Freddy qui bondit de toit en toit, escaladant les Mega Blocks titanesques ou se laissant tomber depuis des hauteurs vertigineuses, sorte d’électron libre dans cette ville géante. La narration à la première personne fait des merveilles pour rappeler à quel point il est un prédateur qui aime s’en prendre aux plus jeunes, à “un âge entre l’enfance et l’adolescence, entre l’innocence et la culpabilité”. Une voix off qui décrit parfaitement le personnage sans jamais évoquer son nom, le présentant comme un monstre prisonnier d’un cauchemar sans fin, déjà mort et ayant brûlé en Enfer… Au gag de Dredd qui se débarrasse facilement de lui se rajoute le cliché habituel du film d’horreur qui veut que le tueur se relève toujours. Le twist ? Apparemment tout ceci est bien un cauchemar, mais en fait celui d’un simple poivrot ayant trop bu !
Un peu décevant en un sens, car l’idée qu’un alter-ego de Freddy Krueger puisse œuvrer dans Mega-City One sans être inquiété des Judges est plutôt plaisante. Surtout à le voir se promener de bâtiments en bâtiments comme un animal, totalement libre et affranchi de la technologie. Vu le nombre d’habitants, il pourrait continuer à tuer pendant des années et des années avant même de se faire remarquer, expliquant ainsi pourquoi son absence dans l’univers général de la série n’est pas problématique. Cependant cet épilogue est celui que le lecteur inattentif pourra retenir. Celui qui fait un peu plus attention aux cases pourra remarquer que le fameux clochard qui se réveille est déjà présent dans un petit coin de case lorsque le croquemitaine abattu par Dredd, un peu avant la révélation finale. Faut-il donc croire que Freddy existe bel et bien dans cette réalité, et qu’il est simplement “généré” dans le vrai monde lorsque dors ce sans-abri ? C’est certes poussé par les cheveux… mais c’était justement toute l’intrigue de La Revanche de Freddy ! Une petite mise en abime subtile et totalement en phase avec son sujet (les rêves), qui prouve tout le talent de John Wagner pour l’écriture même lorsqu’il livre un épisode bouche-trou pour son héros.
Quoiqu’il en soit le simple fait de trouver un sosie de Krueger dans les pages de Judge Dredd est sympathique et le fan pourra se consoler avec ce double clin d’œil à Wes Craven et Philip K. Dick, quand l’écriteau “Wes Craven Conapts” est utilisé pour nommer le quartier où se déroule l’histoire, et le fait que le bruit donné aux griffes du croquemitaine, “Shnikk”, évoque fortement le “Snikt” que font celles de Wolverine ! Il y a aussi quelque chose de très drôle dans le fait que Dredd identifie d’abord son assaillant comme un mutant avant de réaliser qu’il n’est qu’un simple détraqué. Si elle est totalement insignifiante, cette histoire mérite malgré tout de sortir de l’oublie puisque indéniablement amusante. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir été rééditée, puisque outre sa publication originale dans le magazine 2000 AD Prog 635 (“prog” étant la façon de dire “numéro” dans le jargon comico-futuriste de l’éditeur), An Elm Street Nightmare a connu une version colorisée pour sa sortie aux USA un an plus tard, dans Judge Dredd #48 (Vol. 2) et a été évidemment incorporé aux volumineux Judge Dredd: The Complete Case Files, gros recueils qui reprennent l’intégralité de la saga (ici dans le tome 13).
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