La Chute des Aigles

LA CHUTE DES AIGLES

 

Le crépuscule voilait déjà le ciel quand Woermann cessa de fixer l’emblème de sa patrie. L’Aigle Royal, la Croix de Fer. Le Svastika. Quelques semaines encore, tout cela représentait les années d’or qui firent place aux années noires. La chute de l’Ancien Monde et l’Apogée du Nouveau Reich. Comme beaucoup d’autres, Woermann avait cru en son Führer jusqu’au bout. A chacune de ses idées, a chacune de ses décisions.

Et puis suite aux épopées glorieuses, la chute du régime c’était progressivement fait ressentir. Sur le front russe, pendant la Bataille d’Angleterre. La Résistance. Et jusqu’au débarquement. Et aujourd’hui, alors que l’Allemagne était au sommet de sa renommée, tout semblait se détruire. La gloire, la logique, et jusqu’à la réalité.

Quant il s’était engagé, Woermann n’avait que faire de ses sentiments envers les races inférieurs. En fait tout cela ne le touchait pas car seul comptait le travail pour le pays et pour le Führer. Il avait participé à de nombreuses opérations sans rechigner, sans y impliquer ses pensées les plus intimes ou son jugement personnel.

Même lorsque tout commença à ne plus sembler logique et que les camps devinrent des abattoirs, Woermann n’avait jamais remis en doute l’idéologie Nazie. Dans son cœur la patrie était toujours au plus haut et les Aigles volaient toujours au-dessus des charognards. Son incorporation soudaine dans le camp de Majdanek avait été un tournant dans sa carrière. Une chance de travailler avec plus d’acharnement encore et ce chaque jour, et de se montrer digne.

La tâche avait été difficile. Il y avait tellement de monde qui parasitait les Aigles du Reich qu’il fallait agir. Progressivement, l’ordre établit avait disparu. Sans être maniaque, Woermann avait toujours préféré voir les prisonniers ne pas déborder des endroits où ils étaient contenus, de même qu’il n’avait jamais aimé voir ses officiers allaient là où ils n’avaient pas leur place. Mais les Aigles perdaient de l’altitude et il fallait oublier l’ordre au profit de l’idéologie.

Les cadavres n’étaient même plus enterrés et c’est à l’aide de bulldozers qu’on les dégageait du chemin. Woermann restait perplexe quant à l’utilité de ces manœuvres. Pourquoi aller si vite ? Chaque jour c’était la panique un peu plus. Les nouveaux venus voyaient les morts et, à peine débarqués, c’était déjà l’élimination d’une bonne moitié d’entre eux. Il n’y avait rien de logique. Où était l’exemple à montrer ? La supériorité à imposer ? La grandeur de l’Aigle face aux charognards ?

La logique et la grandeur disparurent au profit d’une descente cauchemardesque et Woermann avait commencé à perdre toute confiance en son peuple. Les incinérateurs à peine utiles lui semblaient dégager les flammes de l’Enfer et la vision dantesque des corps mal brûlés le mettait mal à l’aise. Non pas qu’il ressentait de la pitié pour un peuple plus qu’un autre, mais une vision s’étaient subitement imposée à lui. L’Allemagne montrait un signe de faiblesse et ne se faisait plus aussi noble qu’avant, se réduisant à une imagerie caricaturale que les pays ennemis se complaisaient à décrire.

Woermann avait pourtant poursuivit son travail, comme le Führer l’attendait de lui. Les handicapés, les Juifs, les Tsiganes, autant de personnes qui défilaient chaque jour dans son camp. Puis ce fut l’arrivé des Roumains… Les Roumains qui furent sûrement ceux qui restèrent le moins longtemps mais qui le marquèrent le plus.

La veille, un ordre avait été donné: tout détruire et évacuer le plus vite possible car l’ennemi était en marche. Les Russes ou peut être les Américains, rien n’était dit. Le camp avait été progressivement démonté et ce n’était plus qu’un chantier lorsque la nuit tomba et que les Roumains arrivèrent, assurant la dernière fournée a laquelle Woermann aurait à faire. On les avait fait s’asseoir à même le sol et les avait fait attendre toute une partie de la nuit. Fallait il les gazer ou les fusiller ? Fallait il les laisser et partir puisqu’ils ne pourraient témoigner de rien ou continuer à faire ce que le Führer demandait, au risque de se faire prendre par l’ennemi ?

Quoiqu’il en soit, Woermann s’était senti mal à l’aise. Les Roumains ne montraient pas un signe de peur, aucune panique ou désespoir ne se lisait sur leur visage. Jusqu’ici, tout le monde avait ressentit cette terreur de l’approche de la fin et il n’y avait aucune raison pour que les Roumains dérogent à la règle. Woermann en questionna un qui connaissait quelques bribes d’allemand. La confiance qu’affichait le peuple en leurs légendes aurait fait rire tous les officiers quelques jours plutôt, mais cette nuit là personne ne trouva quoique ce soit à redire. Woermann écouta parler de ce que les Roumains appelaient les Enfants de la Nuit, des êtres invisibles se cachant dans les ombres et ne sortant qu’à l’obscurité pour vider l’Homme de son fluide vital.

Comment une histoire de démons pouvait rassurer ces gens qui allaient mourir de la main d’autres hommes ? En réfléchissant à cela, Woermann fini par se demander s’il ne s’agissait pas là d’insultes à peine dissimulées à l’encontre de ses camarades allemands. Les Nazis représentant les monstres, l’obscurité les complots et magouilles politiques, et le fluide vital de l’Homme l’existence d’un peuple. Il aurait dû tuer l’un d’entre eux cette nuit là, pour les faire taire et leur faire perdre cette confiance. Pour montrer l’exemple.

Quelques heures plus tard, alors qu’il parlait à son supérieur sur l’organisation de leurs travaux, les premiers cris retentirent, ainsi que les coups de feu. Immédiatement Woermann pensa que l’ennemi était enfin arrivé aux portes du camp. Il accourut arme en main comme les autres, mais il n’y avait rien. Ni Russes ni Américain, rien. Simplement, les Roumains avaient disparu. Plus aucune trace d’eux ni des officiers qui les surveillaient. S’ils n’étaient pas en surnombre, les Allemands présents à Majdanek représentaient quand même un effectif conséquent et il était impossible qu’une attaque éclaire puisse avoir eu lieu sans que personne ne s’en rende compte.

Il faisait nuit noire alors qu’on effectua les recherches sous une pluie étrangement violente, et Woermann n’avait de cesse de penser à ces histoires de démons. Il n’avait pas l’âme d’un croyant, il était même du genre à rire de toutes ces histoires de vieilles femmes, mais quand de nouveaux hurlements retentirent et que les soldats utilisèrent leurs armes contre un adversaire invisible, il se mit à prier. N’étant pas un héros ni quelqu’un de particulièrement courageux, Woermann ne chercha pas à trouver les “enfants” de la nuit. Car lorsque la pluie se changea en sang et que, levant la tête, il vit les étoiles du ciel s’éteindre progressivement les unes après les autres, il su que parfois, l’Homme, quel qu’il soit, n’est pas en mesure de s’opposer à certaines forces. L’Aigle qu’il était devait courber l’échine et se poser au sol.

Le ciel n’était qu’une tâche noire infinie et le sol un océan de sang. Caché sous un tas de cadavres précédemment laissés aux abords du camp en attendant une hypothétique incinération ou inhumation, Woermann pu voir les ombres. Comme des morceaux de brumes noires séparés les uns des autres provenant des ténèbres environnantes, s’amalgamant parfois pour devenir une silhouette plus grande et consistante. Une silhouette semblable à la Mort s’emparant du premier humain passant à sa portée pour en aspirer la vie. Woermann vit les corps de ses officiers être fauchés par ces ombres maléfiques, et mourir aussi simplement que si l’on avait coupé le fil qui les reliait à la Vie. Les corps, blafards et sans aucune vitalité, s’affaissaient au sol en laissant leur sang s’écouler de blessures inexistantes. Et quand une victime tombait, les ombres la recouvraient avant de s’éparpiller comme dans une énigmatique danse macabre. Plus de cadavre, juste le sang dans lequel elles nageaient et frétillaient comme des poissons, décuplant leur véracité, leur force.

Fermant les yeux, Woermann ne bougea plus. Il attendit que les cris cessent, que la pluie s’arrête. Une minute, dix minutes. Des heures. Mais il pouvait encore sentir les ombres aller et venir. Il pouvait sentir l’odeur du sang, plus enivrante que n’importe quel alcool. Les légendes des Roumains lui revinrent en tête, ainsi que les vieilles histoires de ses grands parents. Des histoires pleines d’êtres surnaturels aux pouvoirs maléfiques. Des créatures vivants la nuit pour mieux se repaître des peurs des humains. Des vampires.

Bien plus tard, le soleil lui fit mal aux yeux et il osa enfin les ouvrir. Le soleil fait fuir les vampires dit on, tout comme la lumière chasse les ténèbres. Woermann se releva, se dégageant des monceaux de vêtement des cadavres qui avaient imprégnaient sur lui leur odeur, comme en une dernière insulte envers l’un de leur bourreau. Il les regarda un bref instant, se demandant s’il s’agissait des Juifs tant haïs ou de ces Tsiganes qu’il dont il avait méprisé la culture, avant de regarder autour de lui. Il n’y avait rien. Ni sang, ni ombres, ni corps. Plus rien… Pendant un moment, il pensa partir. Mais pour aller où ? Rejoindre une Mère Patrie emblématique mais inexistante ? Tomber dans les mains des Russes ou des Américains ? Cela n’avait plus aucune importance.

Durant la journée, il réunit le moindre drapeau, le moindre symbole de la puissance du Reich, et fit un grand tas de ce bric-à-brac inutile. Tout ça ne signifiait plus rien. Les Aigles ne volaient plus aussi haut dans son cœur maintenant. Lorsque le jour commença à décliner, il alluma un feu et regarda toutes ses convictions partir en fumée. Ses croyances, sa foi, ses fondements. Lentement, il sortit son Luger de son étui, et il attendit.

La nuit sembla tomber si vite et le feu s’éteindre tout aussi facilement que s’en était presque injuste. Tout autour de lui, Woermann pouvait sentir les ombres, les vampires. Il pouvait les voir. Ils lui renvoyaient sa propre condition. Celle d’un homme se nourrissant des autres pour assurer sa propre survie. Les vampires, ce sont les hommes. Peut être que sa place était avec les ombres finalement. Vivre la nuit, festoyer dans le sang et se repaître de la Vie…

“La guerre fait de nous des monstres” , murmura-t-il sans savoir pourquoi.

Et alors que les dernières braises de son feu se consumèrent et que la nuit pu pleinement étendre son rideau nocturne, Woermann se demanda qui, de son Luger ou des ombres, serait le plus rapide…

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