UNE BLESSURE DE MORT-VIVANT
La mission terminée, toutes obligations remplies, la jeune vampire rentra chez elle. L’Ordo Dracul l’avait énormément récompensé pour sa peine et tous derniers sentiments de colère ou lassitude avaient fini par disparaître au profit d’une certaine joie. Dépourvue de ses dernières forces, elle n’aspirait qu’à prendre un peu de bon temps, s’allonger et se laisser envahir par le néant du sommeil.
Passée la dernière surprise, l’incrustation au sein de son domicile par un surfeur-vampire pour le moins farfelu, Alice n’avait plus une once de volonté. Une fois le canapé-lit installé pour son étrange pensionnaire, c’est tel un zombie qu’elle se dirigea vers la salle de bain, traînant les pieds. Refermant à clé derrière elle – être vampire aide à développer la méfiance – la jeune non-morte rechigna à se regarder dans le miroir. Lentement, comme pour retarder cet inévitable instant, elle se déshabilla.
Son cuir long avait été le vêtement le moins endommagé, ayant glissé le long de ses bras au début de l’agression, mais il gardait lui aussi quelques séquelles de la lutte. Tout le côté droit, du col jusqu’à l’épaule, était laminé, effiloché. Peut-être qu’une tannerie pourrait encore sauver les apparences ? Peu convaincue, Alice gratta quelques tâches de sang sur la matière avant d’abandonner. Elle verrait ça plus tard même s’il ne fallait sûrement pas se faire d’illusion. Dommage.
Le plus difficile maintenant était de ne pas jeter un œil sur les plaies, mais la vision de son torse inondé de sang lui donnait déjà le vertige. Son haut, un top de danse orientale de couleur noir et sans fioritures, était en lambeau. Il ne tenait plus que par une bretelle, l’autre ayant sûrement été arrachée et dévorée en même temps que sa chair, et était complètement irrécupérable. Imbibé de sang, on aurait sûrement pu en récupérer un bon litre rien qu’en l’essorant à mains nues. Ôtant le tissu sans ménagement, Alice le jeta dans la corbeille à linges. Elle l’aimait bien ce haut, heureusement qu’il lui en restait un semblable…
Terriblement douloureuse, la non-morte grimaça en effectuant les mouvements d’épaules nécessaires pour se déshabiller. Torse nue, elle jeta un vague regard sur sa jupe également aspergée de sang, mais renonça à se changer. Devant le miroir, elle ferma les yeux un bref instant, comme pour se préparer mentalement au spectacle, puis s’examina.
Le terme “blessure” était peut-être un peu trop léger et Alice dû s’agripper aux rebords de l’évier pour ne pas défaillir. Pâlissant malgré une récente ingestion de sang, la vampire commença à comprendre la notion de “blessures aggravées” dont on lui avait vaguement parlé: elle avait été littéralement mâchée du cou à l’épaule. D’énormes morceaux de chair avaient été arrachés, mangés. La plupart des muscles, apparents, étaient déchiquetés et déchirés, et de multiples os saillaient de la blessure, brisés ou broyés, comme d’innombrables épines d’ivoires jaillissant hors de son corps.
Sa trachée été visible et elle comprit alors l’origine de ce petit chuintement qu’elle entendait depuis tout à l’heure. Mal à l’aise, elle tenta de la boucher avec ses doigts mais se rendit compte de l’inutilité de ce geste. Tout cela, tout ce corps… Tout simplement un amas de chair morte, un véhicule physique pour son esprit damné. L’enveloppe corporelle ne représente plus rien pour un vampire. Pouvait-elle même se considérer encore comme une femme désormais ?
Maintenant complètement nue, Alice se sentait révulsée par son propre reflet. Finalement cette fameuse légende du vampire ne supportant pas sa propre image dans un miroir commençait à prendre un certain sens à ses yeux…
Le tissu de sa jupe n’était pas imperméable et ses jambes étaient maculées d’un liquide écarlate. Peut-être son sang, peut-être pas… Elle hésita à prendre une douche. Les chairs à vif ne risqueraient-elles pas de la faire encore plus souffrir ? Déjà qu’elle se retenait de ne pas hurler au moindre mouvement… Au moins elle ne risquait pas d’infection, c’était déjà ça…
Se laver au gant lui parut la solution la plus pratique. Elle ne compta pas le temps nécessaire au nettoyage des bords de la plaie, surtout dans le dos, mais elle fini par en voir le bout. L’évier était plein de morceaux de peaux arrachés, de muscles hachés, et d’échardes d’os. Son estomac délicat menaçait de régurgiter tout le sang qu’elle avait pu récupérer mais elle ne pouvait pas se le permettre. Bientôt, il ne lui resta plus que son beau visage et ses traces de larmes de sang, pleurées sous la douleur. Une nouvelle goutte apparu au coin de l’œil, suivant le trait déjà dessiné sur sa joue. Elle l’essuya d’une main, surprise et troublée… Pourquoi pleurer ? Elle s’en était bien tirée après tout, non ? C’était même un miracle… Un “acte héroïque”, comme certain l’on qualifié… Cela lui avait même permis de commencer à prendre ses marques dans sa ligue… Pourtant…
Pourtant elle n’aurait pas dû survivre. En regardant son corps à moitié mâchouillé, Alice comprit que même pour une vampire, elle avait eu beaucoup de chance. Et elle réalisa que c’était sa première blessure depuis qu’elle était une non-morte. Une blessure de mort-vivant. Et il y en aurait encore beaucoup d’autres…
D’autres larmes de sang coulèrent et Alice se prit la tête dans les mains. Il fallait qu’elle fasse le vide en elle, qu’elle se calme. Qu’elle comprenne que l’aspect physique ne voulait plus rien dire maintenant. Comme les Nosferatus. Un physique monstrueux mais l’esprit, lui, reste intact. Et elle n’était pas un monstre. Pas comme cette femme, cette Aswang, avec sa peau ridée et ses huit crocs, qui s’était jetée sur elle… Pourtant la peur demeurait. La peur qu’au contraire, être vampire destine à être un monstre corps et âme. Que cette blessure n’est qu’un premier palier avant une lente transformation.… Que connaissait-elle vraiment des vampires après tout, à part qu’elle leur devait respect et protection de son vivant ?
L’Ordo Dracul, ligue à laquelle elle s’était quelque part vouée depuis sa naissance, de par l’histoire de son clan, cherchait la transcendance. Et si celle-ci n’était qu’un moyen de s’élever au-delà de la condition monstrueuse du vampire ? Préserver l’être mystique et surnaturel de toute corruption… ?
D’un doigt, Alice parcouru doucement sa blessure, tressaillant comme une enfant malade. L’honneur lui avait été fait d’apprendre les Anneaux du Dragon. Vu l’état de sa plaie, l’Anneau de Sang avait sûrement été un bon choix. Le seul qu’elle avait peut-être eu à faire depuis sa vampirisation. Le seul…
La réplique buveuse de sang de Brice de Nice regardait un Chuck Norris, absolument fasciné par le spectacle. Se rendre dans la chambre sans vêtement n’avait donc pas été une difficulté. Là, elle avait pu fouiller un placard, se dénicher une nouvelle jupe, un bustier de velours noir, sans bretelles pour ne pas éprouver les plaies… S’asseyant sur le lit, Alice fixa son portable avec hésitation. Son malaise ne se dissiperait sûrement pas avant sa guérison totale, autant dire dans très longtemps… Peut-être avait-elle besoin de quelques conseils ? D’une oreille prête à l’écouter ?
Sa main attrapa d’elle-même le téléphone, le pouce glissant tout seul sur les touches. Plus qu’une pression bientôt. Le nom affiché sur l’écran l’hypnotisait.
“Grand-mère”
La voix de la vieille femme lui revint en tête. « Tu n’as pas fait de bêtises j’espère ? ». Non grand-mère… Je n’ai pas fait de bêtise…
La non-morte ferma les yeux, puis le portable.
Il y avait un vampire étranger dans son repère, il fallait le surveiller. Elle ne pouvait pas se permettre d’agir avec émotion, ni se laisser aller à la fatigue. Il fallait être froid, être fort. Être vampire…
Et elle le serait…
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