Rêves de Sable – Chapitre 2: La Danse du Soleil

Rêves de Sable

 

II
La Danse du Soleil

 


        Ça doit bien faire trois jours que j’erre dans ce désert, sans boire ni manger et à devoir supporter la fournaise douloureuse de cette Ombre. Je devrais m’estimer heureuse, la première fois j’ai dû subir les mêmes conditions durant une semaine entière tout en devant affronter une horde de vers géants plus grands que Big Ben ! J’étais vraiment dans un sale état. Je me revois encore, blessée et exténuée, finissant dans les bras de ce pauvre Chronitio, les vêtements déchirés, avant de piquer la grenadine d’Under.
        Ce souvenir me fait rire, une chose qui est devenu très rare dans ma vie. Pourtant la situation est loin d’être amusante car je suis de moins en moins endurante et le soleil de plomb ne me laisse aucun répit. Déjà bien affaiblie par mon rythme de vie quotidienne, j’ai très vite déchanté et je sens que je ne vais pas tenir bien longtemps. Agressée par la chaleur dès mon arrivée, j’ai rapidement abandonnée mon long manteau de cuir pour ensuite ôter les restes de mon débardeur complètement élimé à la suite de ce calvaire. Mon pantalon n’est pas en meilleur état et mes chaussures commencent à prendre le sable.
        L’absence de décor concret me fait perdre le sens de l’orientation et cela fait des heures que je marche dans la même direction, maudissant Deserty de m’avoir abandonné ici en me privant de mes pouvoirs. Remarque je devrais être contente, il (elle) aurait tout aussi bien pu me tuer sur place, et ma punition était en partie justifiée… Ombre aura voulu se venger des Sang Réels ne la traitant pas avec le respect qui lui est dû et je suis très bien placée pour le savoir. Je ne sais pas si Deserty avait en tête de me punir ou de m’épargner, mais je ne risque pas d’oublier sa décision…

        Après une énième chute je fais une brève pause. Mon corps est écorché de partout, le soleil brûle durement ma peau découverte et mes lèvres sèches se craquèlent. Ça m’avait pas manqué tout ça. Je me relève péniblement et me force à avancer même si maintenant chaque pas est une véritable torture. Mon seul espoir est de retrouver ce vieux palais abandonné, celui que Kiara a délaissé après avoir retrouvé Under il y a longtemps, là je pourrai peut-être m’abriter et souffler un peu. Évidemment, ça sera loin d’être un abri de fortune puisqu’aux dernières nouvelles les multiples pièges y étaient toujours actifs et un mystérieux individu y avait laissé des traces de son intérêt pour Kiara et moi, mais bon. Ce n’est pas comme si j’avais vraiment le choix !
        Se raccrocher à un idéal c’est bien beau, mais en attendant je les vois toujours pas, moi, ces foutues tourelles à l’horizon ! Et si j’avais pu tenir bien plus longtemps autrefois, aujourd’hui je suis incapable de supporter cette situation plus longtemps et il ne faut pas longtemps avant que je ne m’écroule à nouveau. A genoux, essoufflée et en sueur, je sens la canicule appuyer comme un poids sur mes épaules qui s’affaissent d’elles-mêmes. L’insolation va m’achever et je ferme les yeux, ne pouvant affronter l’éclat lumineux du désert plus longtemps. Et puis subitement, alors que je ferme les paupières, j’aperçois comme une ombre du coin de l’œil, une sorte de tache sombre bizarre, colorée et en mouvement. Un mirage qui veut me narguer un peu avant que je ne m’évanouisse, sûrement, et je ne devrais pas y faire attention.
        … Mais d’un autre côté, si je passe à côté de mon unique chance de survie… Hin ! Marrant de voir comment même une auto-destructrice comme moi peut se s’accrocher autant à la vie quand on est aux portes de la mort.
        Alors j’ouvre les yeux. Ça pique et j’en ai des larmes aux yeux mais ça me permet de vérifier que ma vision est toujours là et qu’elle s’est stabilisé. C’est une sorte de charrette, de caravane, avec des tentures écarlates pour protéger les passagers du soleil et tiré par un espèce de chameau poilu très moche. Ma vue est trouble mais je pense distinguer plusieurs formes humaines sauter du véhicule pour aller et venir. S’il s’agit d’une illusion, elle est vache parce que là elle y mêle carrément l’hallucination auditive avec le brame de la monture, les voix des voyageurs et plusieurs bruits que je ne suis pas en état d’identifier. Okay. Là c’est peut-être le moment pour moi de me redresser et, dans un dernier effort, d’aller m’écrouler à leurs pieds.

        Le courage me manque, je n’en peux déjà plus. Haletante, je n’arrive même pas à trouver mon souffle tant mes poumons me brûlent à cause de l’air brûlant. Et pourtant l’Ambrienne en moi me pousse à l’effort et dans un grognement je me retrouve debout. Merci Black. Tu vois que tu peux être utile des fois !
        Je traîne des pieds mais j’arrive à déplacer ma carcasse de quelques mètres encore et apparemment j’ai réussi à attirer l’attention sur moi. Les formes humaines, des types tout enrubannés de noir pour se protéger des rayons du soleil, se tournent dans ma direction. Je crois comprendre qu’ils sont entrain d’installer une sorte de campement ombragé et ça, c’est pas pour me déplaire.
        C’est avec la tête sur le point d’exploser que je fini par faire face au petit groupe qui ne se précipite pas pour m’aider. En même temps je les comprends, ça doit être perturbant de faire son petit pèlerinage dans le désert et de tomber nez à nez avec une donzelle en soutif sortie de nulle part ! Pourvu que ça ne soit pas un groupe de religieux intégristes, ils risqueraient de me rudoyer pour attentat à la pudeur…
        Les silhouettes en voile noir se massent devant moi, des sons indistincts me parviennent. Peut-être leurs voix ? Je n’arrive pas entendre correctement, tout se mélange dans ma tête. Je ne peux même pas voir leurs visages à travers leurs foulards et leurs turbans. La tâche sombre qu’ils forment dans mon champ de vision ne cesse de s’agrandir. Oups, ça y est… C’est le moment où je perds connaissance. Je me sens à peine partir en arrière. C’est le moment le moins désagréable de la journée…

        Je reviens à moi progressivement, aidée par une agréable sensation de fraîcheur et d’humidité. J’ose à peine ouvrir les yeux mais lorsque je le fais, il n’y a pas d’explosion de lumière: juste une obscurité presque totale et apaisante qui me relaxe. Mes lèvres ont été imbibées d’eau et ça me donne soif, par contre mes coups de soleil me font savoir qu’ils sont toujours là. Détendue malgré tout, j’ose me redresser et constate que l’on m’a installée dans un petit coin douillet pour me reposer, à l’abri du désert dans la caravane. Je suis allongée sur un grand carré de tissu moelleux et une forme assise à mes côtés m’indiquent que mes hôtes ont veillés sur moi durant mon évanouissement.
        Une voix douce me parvient mais il me faut attendre quelques minutes pour traduire sa langue, alors comme je ne dois sûrement pas obéir à ce qu’on me dit l’inconnu me repousse doucement en arrière pour me rallonger. Je soupire et me laisse faire, n’ayant pas vraiment envie de résister. Je tâche de me concentrer pour décoder son langage lorsqu’il me relève doucement la tête, m’apportant un bol d’eau aux lèvres. Le liquide frais coule lentement dans ma gorge, pas assez vite à mon goût aussi je saisis le récipient pour avaler goulûment, assoiffée que je suis. Ça ne suffit pas à me désaltérer mais c’est déjà mieux que rien. Mon sauveur semble s’amuser de la situation, riant doucement.
– Doucement, vous allez vous noyer.
        Je tourne la tête vers lui, mais entre son foulard noir autour de la tête et l’absence de lumière je ne peux pas vraiment me faire une idée de son physique. A son ton juvénile je penche pour un adolescent. Comprenant sûrement que je cherche à l’identifier, il allume une petite bougie et défait les bandelettes qui lui couvre le visage. J’avais vu juste: c’est un jeune homme qui n’a même pas une vingtaine d’année, plutôt mignon en plus. Il me sourit doucement.
– Vous savez quelle chance vous avez d’être tombé sur nous ?
– Merci. Sans votre aide j’étais… Cuite.
– Vous étiez aux portes de la mort il y a quelques heures et maintenant vous faites de l’humour ? Les Anciens avaient raison, vous êtes vraiment…
– Bizarre ?
        Il hésite un instant, pensant peut-être m’avoir vexée, puis me tend un petit pot de crème.
– Tenez. C’est une onguent, pour vos brûlures. En tant normal nous soignons nos blessés dans l’immédiat mais, euh…
    Il laisse mourir sa phrase tandis que son regard s’attarde un bref moment sur mon torse en partie dénudé. Je devrais me sentir mal à l’aise, mais à la vérité ça fait tellement longtemps qu’aucun homme ne m’a regardé comme ça que je me sens un peu flattée.
– Vous n’osiez pas toucher une femme, c’est ça ?
– Hum, euh oui…
        Il détourne le regard au moment où j’attrape le baume et je ne peux m’empêcher de réprimer un petit sourire.
        Je plisse les yeux pour m’examiner et, outre de multiples petites plaies et écorchures négligeables qui guériront sous peu de toute façon, je constate que ma peau est terriblement rougie et des plus sensible. Je m’enduis du baume, lequel calme immédiatement mes brûlures et me donne une impression de froid qui me fait frissonner.
        Revigorée, il me viens presque à l’idée de m’amuser un peu. Je ne sais pas pourquoi. Je dégrafe mon soutien gorge et tourne mon dos nu vers l’adolescent.
– Vous pourriez m’aider ?
        Je ne vois pas sa réaction mais ça m’empêche pas de sourire. Je l’entends chercher ses mots pendant un bon moment avant qu’il ne se décide à s’approcher un peu avec un grognement gêné. Hihi, je suis méchante. Mais il n’empêche que je ne peux pas faire ça toute seule et qu’il est tout ce que j’ai sous la main, alors bon !
        Aucun de nous n’ose parler à l’autre alors qu’il prend la pommade, et j’imagine que son visage doit être aussi cramoisi que la peau de mon dos. Pourtant il ose enfin me toucher et quand ses doigts étalent la mixture sur mes brûlures je dois me contenir pour ne pas pousser un long gémissement ! Je baisse la tête et étouffe ma voix du mieux que je peux tandis que le jeune homme me masse avec douceur, apparemment effrayé par la simple idée de notre contact. Les démangeaisons que je ressentais jusqu’ici laissent place à une sensation divine de bien-être et de douceur. On vous a déjà grattouillé le dos ? Je vous jure que c’est absolument super.
        Bref, après un moment de détente trop court il me faut revenir sur terre. Je remets de l’ordre dans mon sous-vêtement tandis que l’Ombrien se réfugie dans l’obscurité à plusieurs mètres de moi, n’osant plus rien dire.
– Je vous remercie, fais-je avec un sourire sans cesse plus grandissant.
        Il grogne pour toute réponse tandis que je me rallonge, fixant la bougie vacillante que je visualise comme une forme de danse, avec toutes ces courbures et ces ondulations. Une très bonne inspiration. Je me surprends à parler.
– Où allez vous avec votre caravane ?
– Mais au Palais du nouveau seigneur !, s’exclame l’adolescent qui semble soudain sous l’emprise de la passion. Avec sa récente arrivée dans cette ancienne ville, c’est une nouvelle ère de prospérité qui gagne le pays et tous les artistes et gens du spectacles sont invités pour célébrer cet événement ! Avec la réouverture des routes pour le commerce, c’est une véritable consécration.
        Je souris en l’écoutant, il déborde de vitalité que s’en est contagieux.
– Nous sommes musiciens, voyez vous ? Il y a peu de représentants pour l’Orient alors les Sages ont décidés que c’était le moment de propager un peu de notre Art. Nous sommes venus de loin pour ce festival, c’est une occasion rêvée !
        Et il parles, il parles et il parles, plein d’admiration. Je le regarde longuement, perdant parfois un peu le fil de ses paroles, et pas une seule fois je ne l’interrompt. Ce gamin me fait rêver…

        Toutes bonnes choses ayant une fin, un des Anciens met un terme à cette charmante scène en entrant sans prévenir. Autant dire que ça jette un froid et que mon sauveur se tait immédiatement tandis que je me fais dévisager un peu trop longtemps à mon goût. Je me relève comme par défi et plonge mes yeux dans les siens, si bleus. Il ne faut pas longtemps pour qu’il détourne son regard, gêné. Il échange quelques mots avec l’adolescent dans une langue qui me rappel l’arabe, d’une voix douce mais ferme. Je ne comprend rien et ce n’est qu’au visage déçu du jeune homme que je réalise que cela ne présage rien de bon. Lorsque le vieil enrubanné ressort, la conversation terminée, je m’attends au pire et patiente nerveusement que mon camarade finisse de se mordre la lèvre pour m’annoncer la couleur. Celui-ci soupire, regarde ses pieds, prend une grande inspiration puis hausse la voix.
– Ils vous demandent de partir…
    Je soupire à mon tour. C’était trop beau.
– Bien sûr ils vous donneront de l’eau !, s’empresse t-il de rajouter comme pour me rassurer. Et des vêtements pour vous protéger. Et…
        Découragée, je me rassoie sans rien dire. L’idée de retraverser ce désert me déprime et je me sens un peu frustrée d’être rejetée comme ça alors que je n’ai rien fait de mal.
– Je suis sincèrement désolé, fait le jeune homme d’une petite voix. Mais nous sommes une troupe mandaté par le Vizir lui-même et nous n’avons pas le droit d’intégrer un étranger, cela nous est interdit…
        Je ne réponds pas, ne le regardes pas. Ce n’est pas contre lui, seulement il faut que je me prépare psychologiquement à une longue errance et je me sens si las que je doute d’avoir la force nécessaire pour venir au bout d’une telle épreuve. Le gamin s’accroupit devant moi avec une mine de chien battu.
– Je comprends ce que vous devez ressentir mais je n’ai aucun pouvoir de décision, je ne suis qu’un apprenti.
– Je ne t’en veux pas si c’est ce qui t’inquiète, fais je d’un ton désabusé. Vous avez peur de moi et vous avez raison. C’est juste que…
        Je laisse mourir ma phrase, un peu amère. J’espérais quoi ? Qu’ils allaient faire le taxi aussi simplement ?
– L’idéal aurait été de vous intégrer à la troupe, reprend le petit disciple apparemment mal à l’aise de me voir comme ça. Ce qui est impossible bien sûr, même si vous savez jouer car notre groupe est déjà complet…
        Il grimace un sourire et cherche à changer le sujet.
– On pourrait toujours supposer que je me blesse et qu’il faudrait me remplacer ? Vous savez jouer du sitar ? Ou du vîna peut-être ?
        Il dit ça sans vraiment y penser mais sa proposition me touche. Je sais bien jouer de la guitare mais je risque de ne pas être dans les mêmes tons. Bah, autant abandonner l’idée…
– … Non, déplorais-je avant de me figer et d’écarquiller les yeux.
        Une pensée folle, comme ça. S’intégrer au groupe ?
–  Non… Mais je sais danser…

        Nous sortons tous deux de la caravane, interrompant la conversation des six Anciens. Bien qu’il fasse nuit et que l’air se soit rafraîchit, ils n’ont pas quitté leurs tenues cérémonielles et se ressemblent tous pour moi. Braquant chacun leur yeux d’un bleu extrême sur moi, ils n’ont heureusement aucun commentaire à faire sur ma tenue débraillée et ne semblent pas non plus véritablement contrarié par mon intrusion. Juste intrigué. Un bon point pour moi tandis que je m’avance vers eux et leur présente mes respects en saluant avec une petite courbette.
– Hommes du désert, je vous doit la vie. Je vous présente tout mon respect et mes remerciements pour vos soins et souhaiterai vous témoigner toute ma gratitude en faisant honneur à votre Art si sacré.
        Ils ne bronchent pas mais j’ai réveillé leur intérêt. C’est l’heure du grand saut.
– Je vous demande humblement la permission d’intégrer votre troupe et vous faire l’honneur de danser pour votre musique.
        Ça commence à jaser et à s’indigner un peu mais dans le fond je ne les sens pas si à l’encontre de cette idée, ce qui me fait penser que les danseuses font parties de leur culture et qu’un groupe classique doit en compter au moins une d’ordinaire. J’ai un bref regard vers mon compagnon qui s’avance d’un pas et nous achevons d’exécuter notre petit stratagème. Pourvu que je ne ris pas !
– Le corps d’une femme n’est-il pas aussi Sacré que notre Art même ? L’alliance de ces deux honorables trésors en un seul spectacle. Pensez-y mes maîtres. Voilà peut-être la clé d’une réussite absolue. Et quelle dévotion cela ferait…
        Les Anciens se concertent, prenant tout cela très au sérieux, et mon allié me regarde comme s’il venait de commettre un outrage irréparable envers sa religion. Entre ça et son petit discours, j’ai du mal à me contenir et je ne peux m’empêcher de lui tirer la langue, juste pour le narguer.
        Nous n’avons pas à attendre trop longtemps, l’idée semble faire sensation: les hommes se lèvent comme sous la direction d’un chef, toujours agenouillé dans le sable. Celui-ci est plus vieux que les autres, avec une très longue barbe blanche et une peau aussi brune que le caramel. Il me regarde et rit tout seul, comme si on lui avait raconté une bonne blague.
– Vous êtes très courageuse, ma jeune fille ! Nous sommes réputés pour jouer la musique des Dieux, jamais une danseuse n’a pu suivre notre mélodie sans faute et pourtant nous en avons eût de très douées. Je ne doute pas de vos talents mais vous surestimez peut-être un peu trop vos capacités.
        Je lui réponds avec un sourire.
– Mais peut-être suis-je une déesse moi-même et que votre musique ne sera pour moi qu’une simple formalité ?
        C’est la première fois que j’y vais au culot comme ça, mais entendre un musicien dire qu’une danseuse n’est pas assez bien pour lui, ça à tendance à me taper sur les nerfs et me donne des envies de provocation. Le jeune disciple, lui, est comme fou et s’agrippe à mon épaule en balbutiant des paroles paniquées.
– Mais vous ne pouvez pas lui parler comme ça ! C’est le Grand Intendant ! Vous ne vous rendez pas compte du…
– C’est bon ça ira, fais-je d’un ton  faussement ennuyé. Question royauté je m’y connais, crois moi.
        Le vieil homme éclate de rire, coupant cours à notre dispute. L’apprenti semble plutôt perturbé, moi je commence à bien l’aimer. Même s’il semble trop sûr de son talent, je ne le pense pas malveillant à mon égard. Ni envers personne d’ailleurs.
– Préparez-vous donc à jouer plutôt que d’importuner cette jeune femme durant son moment de gloire, apprenti Bénarès.
        D’un air dépité, l’adolescent s’en va aider les autres à installer une scène improvisée dans le sable. Ils tracent un très large cercle dans lequel je pourrais danser, mettent en place quelques braseros dont les feux vont servir d’éclairage. Petit à petit, chacun se trouve une place et prépare son instrument. Le Grand Intendant sort une longue flûte argenté de sa manche puis me fais signe de me mettre en place d’un geste de la main. Il sourit, amusé et non moqueur. Je lui renvoi ce sourire, ôte mes chaussures et entreprends de retirer mon pantalon déchiqueté lorsqu’une voix offusqué retentit.
– Mais enfin qu’est-ce que vous faites ?!!
        Bénarès est debout, droit comme un « I » et les yeux exorbités. Tous les visages convergent vers lui et je me dis que son inexpérience est grande. Je le trouve même tout mignon à être aussi innocent comme ça, et je ne peux m’empêcher de jouer un peu avec lui en jouant les ingénues.
– Ben je me met en tenue, je peux pas danser avec ça, ça va me gêner dans mes mouvements…
        Je déboutonne le vêtement et commence à le faire glisser le long de mes jambes, l’observant. Il rougit et baisse les yeux avant de se mettre pratiquement à hurler.
– Mais enfin c’est indécent !
        Les rires fusent autour de nous et le pauvre ne sait vraiment plus où se mettre. Quant à moi, et bien… Disons que je ne peux vraiment pas m’en empêcher.
– Ah ? Moi je trouve ça agréable… Et puis oh ! C’est pas toi qui danse sous cette chaleur hein !
– Vous n’êtes pas obligée de vous dénuder pour autant !
    Le pauvre Intendant intervient, réduit à jouer le modérateur.
– Les enfants ! S’il vous plaît. On peut commencer ?
        Bénarès se rassoit immédiatement en réalisant que ses confrères ne cachent pas leur hilarité. Honteux, il rapporte toute son attention à son instrument à cordes pincées et entreprend de l’accorder sans faire de commentaires. Je ne peux m’empêcher de lui jeter mon pantalon au visage, juste pour l’agacer une toute dernière fois, puis je prends place au centre exacte du cercle et ferme les yeux, détendue et concentrée malgré mon envie de rire aux protestations à voix basses du jeune apprenti.
        Le Grand Intendant, chef d’orchestre de la troupe, se prépare à lancer la musique en regardant un à un ses hommes pour vérifier s’ils sont prêt. Comme moi, tout le monde est parfaitement concentré sur la tâche qu’il doit effectuer et ferme légèrement les yeux pour faire le vide. La brise même du désert s’arrête pour laisser place à la musique. Mon cœur bat à la chamade, je n’ai pas dansée depuis longtemps et mon corps n’est peut-être plus aussi séduisant qu’avant à cause des batailles et des blessures. Je réduis ma respiration, me préparant mentalement. A tout moment maintenant… Et enfin, un son…
– Les costumes  traditionnels ne sont pas bien différent, tu sais Bénarès !
    L’Intendant n’a pas pu s’empêcher de rajouter son grain de sel, prenant tout le monde au dépourvu. Le jeune disciple hurle.
– Est-ce qu’on pourrait se concentrer !
        J’éclate de rire, totalement décontenancé, tandis que les autres Anciens semblent tout de même ébahi de voir leur supérieur participer à un tel débat. Et celui-ci de renchérir.
– Mais c’est vrai pourtant: la danseuse, elle dévoile son corps, elle est libre, légère, comme un esprit…
        Bénarès se prend la tête dans les mains et ils faut à tout le monde un petit moment pour se reprendre. Le vieil homme me jette alors un regard plus sérieux, comme pour savoir si je suis prête à être l’égale de leurs dieux. Je reprend ma posture d’alors et me laisse aller. Dans mon esprit, une image me parvient, juste avant que la musique ne débute. C’est celle d’une petite bougie qui vacille …

        Les premières notes sonnent, hypnotisantes, et je comprends mieux pourquoi cette musique est si sacrée pour eux. Par  vagues, elle monte sensiblement pour prendre de plus en plus d’intensité sans pourtant exploser en une partition épique. Il s’agit d’une mélodie complexe, non pas rythmé mais au contraire tout en afflux de sons variés et ayant chacun sa propre identité. On ne peut construire une chorégraphie précise en improvisant, et encore moins en ne connaissant pas la musique. Celle-ci me semble chaotique et déstructurée aux premiers abords, comme si il n’y avait ni séquences mémorisables ni phrases construites permettant de lier l’ensemble. Et pourtant j’ai tort. Oh comme j’ai tort. Il s’agit d’une harmonie si subtile…
        Très vite, je réalise qu’il me faut oublier tous mouvements humains, toutes tentatives de visualiser ma danse. Il faut que je m’incorpore à la musique en tant qu’élément et que je sois celle qui serve de lien entre toutes les sonorités. L’image de la petite flammèche qui se tortille sur sa mèche s’était imposée à moi dès la première note. C’est pile le déclic qu’il me fallait.
        Avec la même lenteur de progression que la mélodie générale, je vacille, j’ondule tel un serpent. Mon corps fonctionne d’abord comme un ensemble qui s’élève vers le ciel, mes bras se soulèvent et mes genoux fléchissent, mes hanches tournoient sur elles-mêmes en un mouvement circulaire, un « 8 » couché. Symbole de l’infini. Parfait pour cette musique. Je me sens légère comme une plume et je ferme les yeux pour me laisser m’envoler avec cet air oriental. Ça fonctionne plus que jamais et à l’image de la flamme, j’évolue en volute et arabesque, comme la fine colonne de fumée issue de la chandelle. Je me courbe en avant, j’arque mon corps tout en arrière, mes cheveux fouettent l’air en sifflant et je commence à mettre mes muscles à l’épreuve.
        Les musiciens, comme des tortionnaires sadiques, ne m’attendent pas pour développer la rythmique et passent à un stade supérieur. Chaque instrument se détache des autres tout en suivant le même cheminement sonore et je visualise le scintillement d’une multitude de grains de sable sous l’éclat du soleil. Une vision du désert, celle qui m’a hantée pendant trois jours. Il ne m’en faut pas plus pour saisir l’essence exact de ce morceau. C’est une ode au soleil, un hommage à l’astre sans cesse présent dans ces pays d’Orient, symbole de tout un mysticisme. Je sais alors que ma danse pourra convenir.

        Les minutes passent sans que je n’en prenne conscience, comme droguée. Désormais c’est presque une véritable lutte contre mon corps et la gravité qui s’organise. Acrobatique, je tourne sur moi-même, je tangue, je fais flotter chaque partie de mon corps. Mes bras lévitent, mon buste et mon ventre virevoltent en un incessant va-et-vient vertical comme horizontal, en vrai tension érotique, et mes jambes me soutiennent tout en possédant leur propres mouvements, leur pas de danse et leur glissements. Je me sens bien, je me sens libre et par-dessus tout, je me sens très féminine.
        La fin du mouvement est le plus difficile, alternant être plusieurs mélodies, certaines rapides, d’autres lentes et allant en décroissant pour indiquer un épilogue musical. Il me faut varier les ralentits et les accélérés, les envolées et les ondulations lentes. Je tire sur mes muscles qui chauffent, m’assurant de futur courbature, la plante de mes pieds brûlent par les frottements au sol et je sens naître des gouttes de sueur sur ma peau, coulant le long de mes bras et sur mon ventre en un chatouillement perturbant. Et pourtant je tiens bon, j’achève quelques rotations et exécute le mouvement final, à l’écoute de la musique: je prends une pose lascive, séduisante, et j’ouvre les yeux.

        Les Anciens reposent doucement leur instruments. Tous ont les yeux rivés sur moi, sans expression particulière, mais marquent un silence respectueux pour mon travail. Mon cœur bat à la chamade sous l’effort et le stress, mais je me sens bien. Très bien même. L’Intendant fini par me sourire et je ne peux pas m’empêcher de le faire aussi. Je crois qu’on est tombé d’accord. Les autres musiciens n’ont rien à redire, je peux voir dans leur yeux l’excitation du spectacle encore présente et j’en vibre de plaisir.
– Et bien je crois que nous avons finalement trouvé notre danseuse, fait le vieil homme à l’adresse de tous. Qu’en penses-tu Bénarès ?
        Tous les visages se tournent vers lui et l’adolescent n’arrive pas à sortir un mot. Rouge comme une tomate, tout crispé sur son instrument, il est encore sous le charme (si je puis dire) et je commence à réaliser qu’il n’a pas dû perdre une miette du spectacle. Au fond de mon cœur j’ai une sensation bizarre, comme de la reconnaissance ou une certaine satisfaction. Et alors que les autres se moquent gentiment de sa réaction, je ne détache pas mon regard de ce jeune homme. Lui-même n’a de cesse de m’observer. Eh oh… Terrain glissant…

        Je suis engagée dans la troupe et obtient alors la permission de résider dans la caravane le temps du trajet. La soirée se déroule paisiblement et je fais connaissance de chacun, apprenant leur langage dans la foulée. Il n’y a que Bénarès que j’évite soigneusement, prenant conscience que ma tenue doit le perturber, et d’ailleurs celui-ci me le rend bien en demeurant muet durant tout le repas.
        La nuit venue j’ai carrément droit à la caravane pour moi toute seule. Ça fait longtemps que je n’ai pas eu autant d’attention, ça fait tout drôle. La fatigue accumulée ces derniers temps m’offre un sommeil paisible, mes rêves se contentant d’être angoissant mais sans plus, et je me réveille avec la sensation d’être bien reposée. Ne manque plus qu’une douche et j’aurais la sensation d’être au paradis !
        Lorsque j’ouvre les yeux, il fait jour depuis des heures et je suis seule dans la roulotte. Enfin presque seule puisque Bénarès se tient là, regardant le désert depuis l’ouverture arrière de la caravane. Intriguée, je rampe sans un bruit jusqu’à lui pour le surprendre et lorsque je chuchote un petit « bonjour » à son oreille, il me répond par un hurlement. Je souris et me trouve une position confortable tandis qu’il détourne encore une fois les yeux, n’osant plus me regarder. Il faut mon plus beau sourire et quelques instants encore pour qu’il se détente et finisse par sourire à son tour.
– Je ne pensais vraiment pas que vous réussiriez…

        La conversation se fait très facilement par la suite. Enfin quand je dis « conversation », je dois avouer que c’est plutôt un monologue. Bénarès me raconte comment il a pu intégrer la troupe royale de son pays alors qu’il n’est qu’un apprenti et son amour pour la musique transparaît à chacun de ses mots. Je l’écoute sans rien dire, sourire aux lèvres. Sa voix m’apaise et me détend, je me sens bien auprès de lui et je ne veux rien faire qui pourrait l’interrompre.
        La raison de notre tranquillité est dû à un convoi ambulant de marchands croisé un peu plus tôt dans la journée. Eux aussi cherchant à se rendre au Palais, le reste de la route s’est faite tout naturellement ensemble et les Anciens ont déjà investi les roulottes avoisinantes. Une ambiance des plus plaisantes à laquelle Bénarès et moi décidons de participer en allant rendre visites à nos compagnons. Là nous découvrons des personnes exaltées à l’idée de participer à une fête épique et chacun fait part de ses réflexions sur le nouveau Seigneur. Intriguée je tente d’avoir quelques renseignements mais je n’obtiens absolument rien de concret si ce n’est qu’il est bel homme (ben tiens), généreux, amoureux de l’Art et qu’il prône la paix et la liberté pour tous. Perplexe, je les laissent à leur divagation, me gardant bien de leur dire qu’une telle utopie doit forcément avoir un vice caché.
        Mon histoire me faisant être prise en pitié, une vieille femme me donne la permission de me choisir des vêtements dans sa réserve, ce qui est une véritable aubaine étant donné que je n’ai plus rien à me mettre et que je suis toujours privée de pouvoirs. Je me demande ce que Deserty avait en tête…
        Seule dans une roulotte encombrée de commodes débordantes de tissus précieux et colorés, je me sens comme une petite fille dans un grand magasin de jouets: je farfouille dans tous les sens, je récupère des éléments à droite – à gauche et j’entreprends de me confectionner une robe que je voudrais faire correspondre parfaitement à ma chorégraphie de l’autre soir. Une tâche que me tiens occupée une bonne partie du trajet durant laquelle je calcule, je découpe et je couds. Les tons sont chauds, rappel du soleil brûlant qui règne en roi au-dessus de nous, et les couleurs sont celles du sable que je rehausse d’or par de multiples piécettes tintantes comme autant de grains scintillant sous la lumière aveuglante de l’astre. Le vêtement est élégant, fin, léger et parfaitement conçu pour les amples mouvements. D’un confort absolu, il me donne presque l’impression de ne rien porter et quand je me regarde dans un miroir j’ai la sensation d’avoir su capturer cette part de mystère de la musique des Anciens, d’être tout aussi envoûtante qu’elle… Je souris légèrement, presque intimidé par l’allure que cela me donne.

La Danse du Soleil

        Oui. C’est un nom qui convient très bien, je crois. D’ailleurs quand je rejoins mes hôtes, ceux-ci ne tarissent pas d’éloges sur mes capacités de couturière et adoptent immédiatement ma conception de leur symphonie, ce qui me mets assez mal à l’aise puisque j’ai complètement improvisé tout ça, de la danse au costume, sans aucune connaissance de leur culture ni de leurs coutumes, et que je ne suis pas aussi douée que ce que l’on veut bien dire. Quoiqu’il en soit les compliments sont de rigueur et je n’ose pas faire la rabat-joie. Et puis je n’ai plus l’habitude de paroles valorisantes comme ça, alors je dois dire que ça me fait un peu de bien.
        L’ambiance est festive et heureuse lorsque sont aperçues les tourelles du Palais, à l’horizon. C’est alors une véritable euphorie qui gagne chacun des voyageurs et nous avançons bien plus rapidement comme si notre vie en dépendait. Des cris de joie montent, des chants traditionnels sont entamés et des applaudissements couvrent les bramements de nos montures. Perplexe, je fixe le château sans vraiment partager leur enthousiasme. J’en ai plutôt de mauvais souvenirs et je me rappelle d’une volée de flèches dans les côtes, de centaines de morts gisant a-même le sol et d’un avertissement… Celui d’une personne qui en avait apparemment après moi…
        Le pire reste à venir lorsque nous franchissons les portes de la citée et que notre petite troupe passe devant le château, où nous croisons une gigantesques statue d’une personne que je ne connais que trop bien. C’est en partie à cause d’elle que je me retrouve ici sans aucun pouvoir d’ailleurs. Kiara Hellgast des Cours du Chaos, ma nièce par alliance. Quelqu’un que je m’étais promis de ne plus jamais revoir. Je la sais égoïste et colérique, mais pas imbue de sa personne à ce point. Bénarès n’avait-il pas parlé d’un nouveau dirigeant ?
        Je retourne sans arrêt des idées dans ma tête, faisant le lien entre les Chaosiens, Kiara, ce château et ma présence ici même. Peut-être que Deserty tenait à me montrer quelque chose ? Et peut-être que je devrais tâcher d’en savoir un peu plus ? Mais pour l’heure, j’aide au campement et à la mise en place de la scène. Les Anciens me promettent un bain d’eau glacée après le spectacle en cadeau d’adieu et je ne veux pas vraiment les faire attendre. Plus vite j’aurai réglée ma dette, plus vite je pourrai retourner à mon monde de sorcellerie et de complots. Alors je ferme un instant mon esprit à toutes ces images, ces doutes, et me focalise sur une seule chose: la danse.
        Derrière le rideau de velours, j’attends mon entrée en fermant les yeux. Kiara disparaît au profit d’un soleil puissant dans le ciel. Le palais devient une flamme unique et ondoyante, et le scintillement du désert me remplit la tête. Mon cœur bat un peu, ce foutu vieux trac que je n’avais pas eu depuis une éternité, et mes oreilles guettent la musique. Et bizarrement je me sens bien. Loin des peurs, loin des rancœurs, loin du danger…
        Le signal et donnée et je rentrer sur scène alors que la musique commence. En un instant, j’oublie tout ce qui pouvait me retenir et je danse… Libre.

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