Cauchemar à Staten Island (1986) | Gore N°36

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Gore N°36

Cauchemar à Staten Island

(1986)

 

Gilbert Gallerne et l’écriture, c’est une sacrée passion, et s’il choisit le métier de banquier, il se rattrapa en faisant à peu près tout ce qu’il est possible de faire avec sa plume: critique littéraire, romancier connu sous différents pseudonymes (Gilles Bergal, Gilbert Hudry, Milan), traducteur (Danse Avec les Loups de Michael Blake, Les Enfants du Rasoir de Joe R. Lansdale, la novélisation de Basic Instinct), écrivant aussi bien dans des ouvrages de criminologie que des fanzines ou des revues. C’est justement dans un magazine (Fiction #360, 1985) qu’il découvrit un jour l’existence de C.H.U.D., une série B à propos de clochards mutants vivant dans les égoûts de New York et faisant surface pour dévorer du passant. Un film qu’il n’a pas vu, mais dont l’existence même l’embête un peu puisqu’il trouve dans cette intrigue quelques similitudes gênante avec son propre bouquin, alors quasiment achevé. Une histoire d’horreur réalisée pour la collection Gore de Fleuve Noir qui traite d’un sujet en apparence similaire. Dans le doute, il ajouta un avertissement au début du livre pour préciser que toute ressemblance serait purement fortuite.

A vrai dire, hormis un dernier acte similaire montrant les protagonistes investir le repaire souterrain des monstres pour en découdre avec eux, Cauchemar à Staten Island est très différent du film de Douglas Cheek et il y a peu de chance pour que le lecteur face un rapprochement entre l’un et l’autre. Qui plus est le point de départ commun prend racine dans une vieille légende urbaine, celle des mole men, ou mole people qui vivraient secrètement dans catacombes de Manhanttan. Une communauté dont la description varie du banal sans-abris à l’humanoïde difforme et dont on retrouve des références dans bien d’autres œuvres depuis des décénnies. Comme par exemple le super-vilain Mole Man et sa horde de Moloïdes aux yeux globuleux, qui apparaissaient dès 1961 dans le tout premier comic book des Quatre Fantastiques. Un mythe auquel l’écrivain apporte ici une sorte de génèse puisque nos hommes-taupes n’habitent pas encore sous les quartiers de la Grosse Pomme, mais ceux de Staten Island, un arrondissement voisin faisant office de petite île dont les seuls accès sont quatre ponts et un service de ferry.

 

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C’est autour d’une zone industrielle que rôdent les bêtes, profitant des nuits pluvieuse pour investir les docks où sont installés les entrepôts d’un fournisseur alimentaire et voler des stocks de nourriture. Un manège qui fini par inquiéter la direction puisqu’ils ont la sale habitude de dévorer les gardiens de nuit au passage, emportant les corps avec eux pour ne laisser aucune trace de leurs passages. Pour en finir avec cette affaire, le grand patron engage Emmett Coogan, ex-flic qui enchaine les petits jobs minables depuis qu’il a été viré à force de trop tirer sur la bouteille, lui promettant une jolie prime s’il parvient à arrêter les responsables. Ayant besoin d’argent depuis que sa gamine à l’hôpital, celui-ci accepte et va enquêter sur ce qu’il croit être un simple cas de cambriolage un peu étrange puisque les aliments dérobés ne sont pas nécessairement ceux qui valent le plus cher. Mais après une planque il va devoir se rendre à l’évidence: des créatures mi-hommes mi-batraciens habitent dans les égoûts voisins, s’attaquant à quiconque leur tombe sous la griffe pour garder leur existence secrète…

Une histoire qui, beaucoup l’ont déjà souligné, semble plus inspirée de la littérature horrifique anglo-saxone par son cadre et sa menace que du Gore traditionnel français qui faisait généralement appel à des intrigues plus réalistes. Pour autant l’auteur ne surf pas sur la vague du splatterpunk post-Rats de James Herbert et il n’est pas question d’une invasion des banlieues par une horde de créatures sanguinaires. L’auteur est plus intéressé par l’angle polar de son livre et la première partie du livre traite principalement de la prise en charge de l’affaire par son héros, sorte de détective privé dont l’histoire tragique (ivre au volant, il tua sa femme et plongea dans le coma sa fille de 8 ans) offre une ambiance plus proche du roman Noir que du creature feature. Et c’est heureux car cela confère quelque chose d’assez unique à l’ensemble, sorte d’hybridation des genres plutôt bien équilibré où l’un ne prend jamais complètement le pas sur l’autre. Et Coogan est un personnage rapidement attachant en raison de sa situation et grâce à son humanité sincère mais souvent mise à l’épreuve ici.

 

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Nous suivons son morne quotidien (il rend constamment visite à son enfant dans l’attente d’un signe de réveil), explore les bas-fonds de la ville, devient vulnérable face aux criminels maintenant qu’il n’est plus protégé par son badge et certains collègues se montrent soupçonneux ou hostile à son égard en raison de son passée. Dans une séquence qui tient autant de la série policière à la mode que de H.P. Lovecraft, il retrouve la trace de son prédecesseur dans un immeuble miteux, rendu à moitié fou parce ce qu’il a vu et se noyant dans l’alcool. L’interrogatoire se termine par ce qui semble être un hommage à la fin de la nouvelle Dagon, où le témoin sombre dans la paranoïa, persuadé que les hommes-poissons des docks sont remonté jusqu’à chez lui pour le supprimer. De la folie, ou peut-être pas, comme le laisse présager cette indice qu’est la puanteur des lieux. Car l’écrivain insiste beaucoup sur les descriptions auditives et olfactives pour signaler la présence de ses bestioles, souvent invisibles car discrètes et bien organisées. Une manière de rendre la seconde partie plus spectaculaire avec l’exploration de leur domaine.

Car Gilbert Gallerne n’oublie pas qu’il écrit un récit d’épouvante avant tout, et outre quelques scènes de suspense et de meurtres implicants des moles men ayant pour habitude de déchirer des gorges à coups de griffes ou de crocs, il faut compter sur deux grosses séquences d’action: l’une lorsque Coogan fait le guet sur le toit d’un bâtiment, contraint de se mettre à découvert pour sauver un marin dont la barque est encerclée par les monstres, l’autre étant la visite des égoûts par la police qui fait évidemment l’erreur de prendre les choses à la légère. Mal lui en prend puisque les abominations sont bien décidées à défendre leur territoire et que leur étrange constitution les rend insensible aux petits calibres. Il faudra sortir les grenades et les gros calibres pour venir à bout de l’ennemi qui arrive par vagues, et impossible de ne pas penser à Aliens, sorti la même année, avec le massacre de ces Space Marines trop confiants dans les profondeurs de la colonie. Un passage sans doute spécialement conçu pour combler les attentes du lectorat de Gore puisque le reste du livre se montre plutôt chiche en descriptions sanglantes.

 

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Car en dehors d’une poignée d’égorgements ici et là, on ne peut pas dire que Cauchemar à Staten Island s’intéresse aux sorts de victimes, simple détail survolé par la narration. Que l’on se rassure, il n’est pas question d’un deuxième Démon des Âges Troubles et les sévices de Grand Guignol ont bien lieux: flic mordu à l’entrejambe, visage arraché “tel un masque en caoutchouc”, victimes emportées dans un canal dégueulasse situé entre deux corniches, charnier où s’entassent squelettes et cadavres grignotés grouillant de vers… Les mutants déchirent les chairs comme du papier avec leurs griffes acérées, mais les humains le leur rendent bien en les pulvérisant au fusil: les balles explosent des crânes, arrachent des bras, perforent des thorax et fond gicler les tripes (blanches) sur les murs. Les corps fond des bonds sous l’impact et on imagine sans mal la puissance des armes et de leurs super munitions. Il est juste dommage que l’auteur n’évoque jamais le bruit assourdissant qu’elles devraient produirent, surtout dans une zone caverneuse et considérant que les prédateurs ont l’ouïe fine.

De sacrés bestiaux ceux-là, que les protagonistes passent leur temps à confondre de loin avec un autre type d’homme-grenouille de part leur étrange démarche. Blafards, dotés d’une grosse tête ronde sans nez, avec des yeux comme des balles de ping-pong et une énorme bouche garnies de dents s’allongeant d’une oreille à l’autre. Leurs pieds palmés les rendent patauds à la surface et les handicapent pour courir, les obligeant à sauter d’une jambe à l’autre “telles des grenouilles ivres”, et leur peau écailleuse façon reptile offre une petite protection contre les revolvers. Le Hunter des Resident Evil n’est pas loin même si l’inspiration semble se trouver du côté des Profonds du mythe de Cthulhu. Aucune origine précise n’est donnée quant à leur existence, et à la manière de Tremors les personnages ne peuvent que faire des suppositions: sont-ils le résultat de mutations, le fruit d’années de dégénérations humaines, ou une espèce inconnu qui inspira autrefois la légende des sirènes et des tritons ? Peut-être un peu de tout ça en même temps ? Pour le coup il sera dur de ne pas penser à C.H.U.D. si l’on connait un peu la ville.

 

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Car à Staten Island se trouvait alors la grande décharge de Fresh Kills, le plus important site d’enfouissement de déchets de New York, large de 890 hectares et cataloguée comme la plus grande mégastructure humaine existente à sa fermeture en 2001. Sa grosseur était devenue telle qu’elle dépassait la taille de la Statue de la Liberté ! Dommage que l’écrivain n’en fasse pas mention, mais l’absence d’explications concrètes reste en phase avec la légende urbaine dont le livre s’inspire en plus de lui rendre superbement hommage lors de cette migration finale vers l’île de Manhattan. Bilan très réussi pour cette première aventure d’Emmett Coogan donc, à condition de ne pas être trop demandant sur le gore et d’accepter une histoire française se déroulant dans une Amérique de cinéma d’exploitation. Après un second ouvrage pour la collection réalisé quelques temps plus tard (Camping Sauvage), Gilbert Gallerne retrouva son héros avec La Nuit des Hommes-Loups qui devait à l’origine sortir dans la série-soeur Maniac, mais pas de chance, celle-ci fut rapidement enterrée après seulement huit publications.

Le script resta dans son tiroir pendant des décennies jusqu’à ce que Rivière Blanche ne le dépoussière en 2008 avec une compilation portant le nom de cet inédit et contenant des rééditions de Cauchemar à Staten Island et du recueil de nouvelles Créatures des Ténèbres. Un superbe ouvrage qui ne reprend hélas pas les illustrations de Dugévoy de la parution originale, parfois critiqué par les fans pour ne pas être aussi réussies que ses autres travaux. Honte à eux car si la couverture semble un rien tronquée, elle présente un réjouissant spécimen d’homme-requin démembrant des malheureux fort surpris, ce qui est forcément mieux que tout ce qui existe de nos jours en guise de maquettes aux designs décevants que se coltine la littérature fantastique depuis des dizaines et des dizaines d’années maintenant. Et puis au dos du livre il y a cet hilarant crapaud mutant qui se balade avec un carton de déménagement, observé par un Coogan dont la pose et l’apparence sont directement pompées sur celle du Wolf Man de la Universal. Si c’était pas de la clairvoyance, ça ! Franchement, comment ne pas aimer ?

 

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