Too Many Cooks (2014)

Too Many Cooks

(2014)

 

Attention, la chronique suivante révélant nombre d’éléments surprises qui font tout l’intérêt de la vidéo Too Many Cooks, il est conseillé de regarder celle-ci d’abord avant de lire le texte, afin d’en profiter pleinement. Vous la trouverez aisément sur YouTube, via la chaîne Adult Swim. Toutefois ce n’est pas impératif et l’article éveillera peut-être votre intérêt en cours de lecture.

 

It takes a lot to make a stew
A pinch of salt and laughter, too
A scoop of kids to add the spice
A dash of love to make it nice, and you’ve got
Too many Cooks ! ♪♪

 

 

Le film le plus important de la fin d’année 2014 est probablement Too Many Cooks, court métrage d’une dizaine de minutes écrit et réalisé par Chris “Casper” Kelly. Son nom ne vous dit probablement rien car il est loin d’avoir percé dans le milieu et n’a pour l’instant travaillé que sur une poignée de shows, pour la célèbre chaîne Adult Swim. Diffusé une première fois peu avant Halloween, la vidéo est devenu virale dès sa mise en ligne sur YouTube, prenant tout le monde par surprise. Applaudit par quelques personnalités reconnues comme Edgar Wright, repartagé en masse sur les réseaux sociaux, Too Many Cooks est devenu LE phénomène. Le dernier buzz 2014.
Tous les médias se sont naturellement emparés de l’affaire et y sont allés de leur reportage ou article, lesquels se limitent finalement à une simple explication des prémices de la vidéo, se bornant à répéter combien le court métrage est “délirant”. Signe évidant d’une incapacité à parler plus en profondeur de la folie véritable qui transpire de cette œuvre. Et pour cause puisqu’il s’agit ni plus ni moins que d’un morceau de nostalgie qui se retrouve amplifié, déformé, brisé et reconstruit sans aucune logique. De nombreux gags apparaissent, saisissables sur le moment pour quiconque possède un minimum de culture ou de souvenirs d’une ère révolue, mais le contexte en lui-même est totalement déstructuré, transformant alors le concept de base (une simple parodie de génériques de sitcom) en quelque chose d’indéfinissable.

 

 

Alors Too Many Cooks c’est quoi exactement ? Le titre d’un show télé fictif, dont le générique s’étire en longueur. La première minute est inoffensive et reprend tous les poncifs de ses séries qui polluaient le petit écran dans les années 70/80. Je parle évidemment des sitcoms familiaux qui se tournaient dans des studios minuscules, avec généralement un salon en guise de décors principal, un énorme canapé trônant au milieu de la pièce. Vous en avez tous vu quelques uns: Notre Belle Famille, Mariés, Deux Enfants ou encore Madame est ServiePour ceux qui ont connu cette époque (ou la période de rediffusion qui a suivi), lorsque la télévision ne possédait encore que six chaînes, Too Many Cooks remplit parfaitement son rôle: une chanson stupide et des acteurs souriant dès que leurs noms apparaissent à l’écran, mimant des situations cocasses qui se veulent humoristiques mais qui, vraiment, sont surtout pathétiques. Pendant la première minute c’est comme de voyager dans le temps et revivre l’expérience à l’identique. Naïf, crétin, hilarant. Ce générique nous rappel a quel point ces émissions équivalaient alors à la télé poubelle d’aujourd’hui.
Puis, alors que la chose se termine et que l’on s’attend à voir un faux épisode, tout recommence. Nouveau générique, avec la même musique mais des acteurs différents. Et là on croit comprendre le gag: la vidéo va se répéter en boucle, chaque minute offrant une variation autour de la même idée avec peut-être de nouveaux stéréotypes ici et là, pour maintenir l’intérêt du spectateur. A vrai dire on est même tenté de s’arrêter là, car on peut juger que 10 minutes c’est un peu trop long maintenant qu’on sait de quoi il en retourne.

 

 

Mais, pour ceux qui on le courage de rester, on peut voir que quelque chose change dès la troisième version. Subtilement. La caméra adopte le point de vue d’un condiment placé au milieu d’une table ronde qui tourne, dévoilant progressivement chaque membre de la famille installée. La forme change mais le propos reste le même. Pourtant quelques éléments hors normes commencent à apparaître. Comme ce pompier torse nu et bodybuildé. Ou Smarf, un chat marionnette qui imite bien sûr l’extraterrestre Alf (d’autant plus que ce dernier était justement connu pour manger des minous pour son quatre heure). Un nerd à lunettes joue les voyeurs en reluquant une délicieuse blonde topless se couvrant les seins, comme si nous étions subitement en plein Porky’s ou Revenge of the Nerds, films de Teensploitation où des collégiens essayaient désespérément de s’envoyer en l’air.
Le format explose, Too Many Cooks devient tour à tour un dessin animé ressemblant étrangement à G.I. Joe ou une série policière type Hooker, avec son commissaire Black poussant une gueulante dans son bureau. C’est toute la télévision des années 80 qui se retrouve ici, un peu comme si le monteur s’était perdu dans les extraits et composait un patchwork improbable. Et c’est là que tout dérape. Après quelques personnages gimmicks absurdes mais (hélas) quand même crédibles, tel ce manteau à visage humain qui aurait tout à fait sa place dans Téléchat, voilà qu’une tarte aux pommes tout ce qu’il y a de plus ordinaire est crédité comme un personnage à part entière. Sous le nom de Lars Von Trier. Sérieusement. Subitement on réalise que, depuis le tout début de la vidéo, un individu suspect se fait de plus en plus présent. Un homme louche à la mine patibulaire, d’abord caché dans les recoins du décors, qui prend de plus en plus de place. Il observe les acteurs par la fenêtre, se mêle à la foule, passe au premier plan… Puis il brise toute convention narrative en se déplaçant lorsque les comédiens se figent pour sourire à l’écran. On dirait… un serial killer.

 

 

Incroyable mais vrai, l’univers de sitcom inoffensif est alors investi par un personnage meurtrier. Armé d’une machette, il exécute de manière sanglante chaque acteurs apparaissant à l’écran. Les têtes volent alors qu’il cuisine les morceaux de corps. Il pirate le show, jouant chaque rôle lui-même, et c’est comme si nous entrions dans un véritable cauchemar. La musique devient dissonante, la qualité vidéo se dégrade, le nom du tueur est caché par d’étranges parasites. Too Many Cooks se modifie, alors absurde, surréaliste et abandonnant son concept pour partir dans un délire meta.
J’explique pour ceux qui ne sont pas familier avec le terme. Quand une œuvre est meta cela signifie qu’elle est conçue afin d’avoir conscience d’elle-même et d’en jouer ouvertement, brisant le système de narration traditionnel. Le script, l’intrigue, devient alors autoréférentiel et permet de nombreux gags qu’il aurait été impossible d’obtenir avec une structure de récit plus ordinaire. Autrement dit, il s’agit d’une mise en abîme. Par exemple The Human Centipede II n’est pas la suite directe de l’original et la trame suit un malade mental obsédé par le premier opus, qui est pour lui une fiction, au point de reproduire des scènes du film dans la réalité. Sa réalité naturellement, même si nous aussi avons pu voir The Human Centipede, tout comme lui. Citons encore ThanksKilling 3, séquelle du slasher parodique ThanksKilling. Qu’est-il advenu de ThanksKilling 2 ? Et bien il n’existe pas, et c’est là toute la blague ! Le n°3, malgré son titre, est bien le second opus de la franchise et l’explication se trouve dans son scénario: on y apprend que ThanksKilling 2 aurait été un film si mauvais que toutes les copies ont été détruite. Le héros du premier volet part donc en mission afin de retrouver le dernier exemplaire restant. Voilà un film meta qui non seulement s’amuse avec la numérotation, mais en plus fait prendre conscience à ses protagonistes qu’ils existent dans un univers fictif !

 

 

De la même manière Too Many Cooks joue de sa nature de sitcom et se transforme en un slasher improbable où les personnages vivent dans un espèce de micro-univers, se constituant de studios et de coulisses. Leurs noms apparaissent devant eux comme s’ils faisaient parti intégrante de leur individu et cela entraine des situations improbables, comme lorsqu’une survivante se cache dans un placard sombre et que le tueur peut voir la lueur de son écriture de titre. Puis Smarf le chat détruit la menace avec des yeux lasers: il est en fait un robot type Terminator. La musique disparaît et on croit même Too Many Cooks terminé. Et pourquoi pas ? Après tout le gag, quoique extrême et inattendu, ne se perd pas. En fait il parait même logique dans la démarche de parodie des années 80, puisque les jeunes victimes des tueurs de films d’horreur semblaient parfois sortir d’un sitcom, avec leurs répliques ridicules et un rôle se résumant généralement à faire la fête.
Mais Casper Kelly persiste et continu de nous surprendre en reprenant de plus belle. Le sitcom laisse place à une série de science-fiction type Star Trek ou Battlestar Galactica, avec des maquettes de vaisseaux spatiaux et des acteurs grimés jouant les extraterrestres. Le tueur vu un peu plus tôt apparaît ici comme une menace fictive, sorte de Darth Vader au look rustique qui apparaît sur les écrans de contrôle et lance son armée de clones à l’assaut d’une station spatiale. C’est reparti mais cette fois la vidéo tombe carrément dans l’expérimental. On découvre que l’ensemble de ce que l’on vient de voir n’est que le délire hallucinatoire d’un patient catatonique, dans ce qui semble être un show médical à la Urgences. Son mal devient contagieux et se propage telle une épidémie dans tout l’hôpital, le premier symptôme étant le retour de cette musique entêtante du générique et le second l’apparition de votre nom face à vous, comme si vous vous trouviez… dans une série télé !

 

 

Difficile d’en dire plus tant les dernières minutes sont indescriptibles. Smarf, agonisant et baignant dans son sang, utilise ses dernières forces pour appuyer sur un mystérieux bouton rouge caché dans le décors. La marionnette vient ni plus ni moins d’auto-détruire la réalité. Les personnages changent de place, les séquences se jouent à l’envers, puis on entre dans une autre dimension lorsque nous assistons à un sitcom où les écritures sont les personnages et les humains deviennent leurs noms ! Une image réminiscente de The Cabin in the Woods montre les protagonistes être emprisonnés dans des centaines d’écrans différents…
Si Lovecraft avait fait de la télévision, le résultat aurait probablement était Too Many Cooks. Et pourtant, que diriez-vous si je vous explique que tout ceci n’était qu’une couverture ? Le surréalisme, les imitations de Dallas et New York, Police Judiciaire, cette fausse Wonder Woman qui tourne sur elle-même pendant trois heures. Tout ça n’est qu’un stratagème pour retenir notre attention, nous occuper sur dix minutes juste pour donner tout l’intérêt à la conclusion. Car, avec tout ce que l’on a vu, on en a oublié le gag original. Si la note d’intention est que le générique est extrêmement long, quelle chute logique peut-il y avoir à cette plaisanterie ? Naturellement que l’épisode en lui-même soit, au contraire, des plus courts ! Et lorsqu’enfin la musique cesse, que l’on retrouve le salon du début et qu’un personnage fait son entrée, Too Many Cooks s’achève.
Honey, I’m ho–” scande le comédien avant qu’un arrêt sur image ne le coupe en pleine phrase. La laugh track se fait entendre, la mention “To be continued” apparaît, puis c’est le générique de fin. Des dizaines et des dizaines de noms qui défilent à toute allure, sans que l’on ait le temps de les lires. C’est tout. Alors évidemment le gag est nul. C’est même la première chose qui vient en tête lorsqu’on évoque l’idée d’un générique interminable, tout le monde peut le faire et, en vérité, beaucoup l’on déjà fait.

 

 

Mais le génie derrière Too Many Cooks est de nous avoir totalement prit au dépourvu. Nous avoir embarqué dans un monde extravagant et gavé de visions surprenantes au point que le concept d’origine passe au second plan. La répétition brise le gag dès la deuxième ou troisième fois, mais, à force de redite encore et encore, l’absurdité le rend de nouveau amusant. Et si on aurait probablement même pas décroché un sourire si la vidéo n’avait fait que trois ou quatre minutes, elle en devient ici absolument hilarante. De toute façon la forme est sans importance car c’est la mise en scène qui compte. Casper Kelly cite naturellement David Lynch pour ses références et j’aurai envie de rajouter le David Cronenberg du Festin Nu. Un petit côté Astron-6 également dans la façon de glorifier le support vidéo révolu, ce côté VHS qui se détériore. C’est d’autant plus impressionnant que le réalisateur a dû composer non pas avec des comédiens au courant du projet, mais de simples figurants à qui on avait même pas donné de script. En fait aucun d’entre eux ne savaient dans quoi ils tournaient ! Exception faite peut-être de William Tokarsky, le tueur, qui apparaît bien trop fréquemment pour ne pas savoir dans quoi il s’embarquait.
Le plus amusant dans l’affaire reste que Casper Kelly n’avait aucune idée que son film engendrerait un tel triomphe. Pour lui les retours massifs et les multiples détournements trouvables sur YouTube sont encore plus surprenant et surréaliste que le court métrage lui-même ! Face à ces réactions, il a promis de faire une nouvelle vidéo à partir de ce mois de janvier. Voilà pour lui une occasion inespérée de se faire un nom et de partir sur de plus gros projets si le succès est au rendez-vous.

 

 

En tout cas Too Many Cooks est la preuve qu’un buzz n’est pas nécessairement qu’un phénomène de société, une réaction disproportionnée à propos d’une vidéo juste amusante. Le film est véritablement captivant, maîtrisé et original, suffisamment pour qu’on mérite de s’y attarder et d’en parler. Et à propos de choses qui valent le coup d’œil, Adult Swim propose régulièrement des courts de qualité dans sa rubrique Infomercials. Je ne saurais trop vous conseiller de voir Unedited Footage of a Bear, vidéo fortement expérimentale, non-sensique et perturbante. Peut-être pas aussi remarquable que l’œuvre de Casper Kelly mais intéressante pour quiconque apprécie le cinéma alternatif.
Et pour les autres, vous avez toujours le choix de revoir le second Hunger Games afin d’y apercevoir, caché quelque part, William Tokarsky !

 

Too many Cooks !

 

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