Retrouvailles, Chapitre 1

RETROUVAILLES

 

I.

 

    Elle est toute cassée. Toujours aussi belle et envoûtante, mais très abimée. Sa jambe donne l’impression de se rompre à chacun de ses pas, lui conférant un équilibre précaire qu’elle ne parvient à garder que grâce à sa canne. Son œil, bien que caché derrière un rideau de cheveux, n’est pas beau à regarder: fissuré et vitreux, il saigne régulièrement ce dont elle se cache. Combien de fois l’ai-je vu s’essuyer le visage en cachette avec un mouchoir rouge ?
   Les autres cicatrices qu’elle portait sur le corps, les coups, les brûlures, les morsures et les entailles, toutes ont fini par disparaitre, par “guérir”. Mais en l’observant bien, il en reste encore des traces: ses tremblements, cette lueur de peur dans le fond de son œil valide, ces mouvements de recul à peine perceptibles lorsque l’on s’approche d’elle. Ses bégaiements. Elle qui était d’humeur explosive, à s’exclamer, à rire et danser, elle intériorise tout désormais. Parlant d’une voix basse, économisant ses mots.
    Alors qu’elle boite pathétiquement devant moi, passant sans probablement me remarquer, perdue dans ses pensées avec cet air peiné qu’elle a constamment sur le visage lorsqu’elle est seule, je ressens ce besoin urgent de la prendre dans mes bras. De l’étreindre avec douceur et de l’aider à se déplacer. Parce que j’ai la sensation que très bientôt, si personne ne le fait, elle tombera par terre et se brisera en petits morceaux.
    Mais ce n’est pas mon rôle.
    Je n’ai jamais eu de bons rapports avec Alice. Un agacement mutuel, une certaine rivalité si l’on peut dire, mais jamais rien de plus. Bien sûr nous avons traversé plusieurs choses ensemble et je ne peux nier ni ses talents ni les liens très forts qui l’a lie à ma sœur, mais cela n’a jamais été suffisant pour que je la considère comme quelqu’un d’important pour moi. Quoiqu’en pense certains. Et pourtant la voir dans cet état me fait mal et une petite voix dans ma tête me hurle de faire quelque chose.
    C’est pour ça que je m’approche d’elle, que je tend un peu la main, comme pour la saisir mais sans l’oser vraiment, et que pour la première fois depuis très longtemps je m’adresse a elle.
– Alice ?
Elle se retourne vivement et je peux voir à quel point elle est épuisée. Je n’avais pas tort en pensant qu’elle risquait de s’écrouler…

    Pendant quelques secondes je me contente de l’examiner. Surprise et méfiante, elle se détend à l’instant où elle me reconnait mais son sourire me paraît forcé. Et moi je ne sais pas quoi dire d’autre. A quoi est-ce que je pensais ? Que je pourrais agir en Chevalier Servant avec une fille qui ne me plaît même pas ? Quoiqu’il en soit, mon silence la fait réagir.
Elle ferme les yeux un bref instant et son sourire rapetisse, mais il devient plus convaincant.
– Je dois faire peine à voir…
Elle ne semble pas s’en offusquer et je commence à me demander si le fait de me voir sans voix ne l’amuserait pas un peu. Typique de la Alice que je connais. Je ne peux m’empêcher de sourire moi aussi.
– Non, tu es juste…
Là encore je ne sais pas quoi dire. Lui faire croire qu’elle est resplendissante sonnerait faux, mais je ne la trouve pas pitoyable pour autant. Je cherche un mot mais elle clopine vers moi, gauche et douloureuse. Lorsqu’elle s’arrête, elle est si proche que je m’attend à ce qu’elle me tombe dans les bras. Pourtant elle fait de son mieux pour se tenir bien droite, s’aidant de sa canne, et me lance un de ses regards mystérieux et hypnotisant dont elle a le secret.
– Que veux-tu, Vincent ?
    J’ai une envie presque incontrôlable de glisser ma main sur sa joue pour lui retirer cette mèche de cheveux et regarder son œil meurtri de près. Je me contrôle comme je peux mais cet effort me demande tant de concentration que j’en oublie ma réponse. Ce n’est que lorsqu’une expression inquiète passe sur son visage que je me reprend, oubliant ma fascination morbide pour sa blessure.
– Je me demandais… Est-ce que tu me laisserai t’examiner ? Ce type de dégâts, je m’y connais un peu.
Instinctivement, elle porte la main à son œil. Elle bafouille quelques instants avant de décliner.
– Non… Tout va très bien…
Elle recule d’un pas, vacille un peu mais rétablie sa balance. Aussitôt je me sens stupide avec mes bras tendus pour la rattraper et fais ce que je peux pour me redonner une contenance. Sa fragilité apparente me fait bien vite oublier qu’elle sait probablement très bien gérer son handicap et qu’elle n’a nul besoin d’aide. Encore moins de la mienne. Pourtant c’est bien elle qui semble la plus gênée et elle met alors un point d’honneur à ne plus croiser mon regard, baissant la yeux vers sa jupe fendue et en rabattant les pans sur sa cuisse pour me cacher la vue de son genou fracturé.

    Il lui faut plusieurs secondes encore pour les relever vers moi et elle ne me jette que quelques coups d’œil embarrassés.
– Je m’excuse, dis-je sincèrement. C’était déplacé…
Elle secoue la tête, peut-être un peu trop précipitamment.
– C’est moi. Désolée pour ma réaction, c’était un peu excessif…
De nouveau elle me sors son sourire crispé. Une pâle imitation de ce qui était naturel chez elle auparavant… Je ne relève pas, et d’ailleurs quelque chose d’autre attire mon attention: une larme rouge apparaissant sur son menton, coulant le long de sa gorge. Alice marmonne quelque chose en roumain puis se tamponne le visage avec son mouchoir, faisant bien attention de le passer sous ses cheveux afin de m’épargner la vision de sa cicatrice.
    Elle pivote sur elle-même et commence à s’éloigner, me fuyant littéralement. Perplexe, je la regarde faire sans trop savoir si je dois la rattraper ou la laisser faire. Quelque chose en moi me dit que je devrais la rejoindre, la rassurer. Lui dire qu’elle n’est pas laide, contrairement a ce qu’elle doit penser à cet instant. Mais je l’imagine me repousser, par peur ou par colère, désireuse de conserver son intimité. Après tout, qui suis-je pour exiger de regarder l’état de ses blessures alors qu’elle ne les a même pas dévoilée à des personnes pour qui elle possède bien plus d’estime ?
   Finalement je tourne les talons, retournant dans le salon avec la sale impression que je fais le mauvais choix. Je m’installe dans un fauteuil, regardant autour de moi d’un air absent. Mes parents sont toujours entrain de parler à la petite fille automate, mon père lui racontant des histoires sur sa “mère” et son passée, Jade et Killian observent avec tendresse, ma tante Tao boit (mon autre tante se faisant plus réservée) et mon Atout d’Eclypse attend toujours que je me concentre dessus pour une conversation – et éventuellement une invitation.
    Machinalement je l’attrape et joue avec entre mes doigts, me demandant ce que peut bien faire Alice de son côté. Nettoyer sa blessure dans la salle de bain ? Filer en douce quand tout le monde à le dos tourné ? Prendre un peu de repos ?

    C’est ma sœur qui fini par me faire sortir de mes rêveries. Penchée vers moi, elle me parle à voix basse mais ce n’est que lorsqu’elle mentionne Alice que je le réalise.
– Quoi ?
– Alice, répète t-elle. Elle est partie se coucher ?
Voilà donc pourquoi elle ne m’avait même pas vu.
– Je crois, dis-je en éludant tout ce qui s’est passé. Elle avait l’air fatigué.
Jade hoche la tête, visiblement soulagée.
– Ouais, je crois qu’elle dors mal…
Notre conversation se termine là, mais je ne comprend que trop bien. J’imagine qu’on a du mal à trouver le sommeil avec un œil en moins et un genou réduit en bouillie. Sans parler de tout le reste…
   C’est en pensant à sa douleur que j’ai le déclic. Mon regard se pose sur une petite boite de médicament sur un coin de table et c’est là que je comprend. Alice n’était pas simplement affaiblie, mais prises de douleurs. D’où sa panique lors de ma proposition. Et dans sa précipitation pour le cacher à tout le monde, elle en oublie les antalgiques. “Typique de la Alice que je connais”.
    Je récupère le flacon de pilules le plus discrètement possible avant de quitter la pièce une nouvelle fois. En ouvrant les oreilles, je repère très vite la localisation d’Alice et je tape doucement à la porte des toilettes où elle s’est réfugiée. Ses gémissements me mettent mal à l’aise et j’essaie de prendre la voix la plus douce dont je peux faire preuve pour l’apaiser un peu. Je l’appel, une fois ou deux, et sa respiration se fait plus bruyante tandis qu’elle tente d’étouffer ses plaintes. Ses sanglots me font mal, probablement quelque chose que je tiens de mon père car il n’y a aucune raison pour que je prenne cela autant à cœur autrement.
– J’ai tes médicaments.
La porte s’ouvre presque immédiatement et Alice m’apparait, arrachant le flacon des mains pour l’ouvrir à la hâte et avaler plusieurs pilules d’un coup. Ses cheveux ne cachent plus son visage et sa jambe est découverte, les pans de sa jupe rejetés sur le côté. Le carcan métallique qui enserre le genou est défait, elle devait probablement être entrain de le masser avec ses mains pour l’apaiser.
    Je m’attendais à des plaies plutôt moches, je ne suis pas déçu. Inconfortable, je ne peux réprimer un grognement et Alice se rassoie aussitôt sur le cabinet. En vitesse, elle plaque une main sur son œil et enserre son genou de l’autre pour le camoufler autant que possible. Elle demeure ainsi, essoufflée, les yeux clos, attendant que les anti-douleurs fassent leur effet. Et probablement aussi que je parte.

    Cette fois cependant je ne lui tourne pas le dos. Je m’agenouille pour me mettre à sa hauteur et j’ose un petit geste. J’attrape doucement la main qu’elle presse trop fort contre sa jambe, se rentrant les ongles dans la peau, et la serre dans les miennes. Celle-ci tremble très fort et, moite, manque de m’échapper. Je me montre ferme et maintiens ma prise, ce qui a pour effet de faire paniquer Alice un peu plus. Elle ne dit rien, respire de plus en plus, puis ouvre son oeil sain pour me regarder. Il y a de tout dans ce regard. De la peur, de la colère, de la surprise. Et un peu de reconnaissance.
    Je m’attends à ce qu’elle réagisse violemment, en me hurlant de la laisser tranquille ou en retirant son bras, mais elle n’en fais rien. Au lieu de cela elle libère quelques sanglots sans trop les retenir, et sa petite main se serre aux miennes avec force. Pris au dépourvu, un peu gêné, je me hasarde à lui parler. Je n’ai pas l’habitude de ce genre de scène mais je fais de mon mieux pour prendre un ton réconfortant.
– Les calmants vont faire effets, ne t’inquiète pas…
Je me sens con. Et comme Alice semble toujours souffrir, je ne peux que trouver mes paroles affreusement inutiles.
– Ça va aller, fais-je d’une voix pleine de doutes. Ça va aller…
Elle hoche la tête, tremblant maintenant de tout son corps. J’ai comme une impulsion qui me pousse à la prendre dans mes bras mais je reste paralysé à la vie de ses larmes – les vraies et les autres, celles de sang, qui inondent la face cachée de son visage.
    Et là je panique. Je ne peux pas la voir dans cet état et je ne supporte pas d’être impuissant. Mon instinct de protection primaire revient au galop et je m’avance maladroitement vers elle.
– Alice…
La pression qu’elle exerce sur mes mains cesse subitement. Elle retire la sienne, tout en retirant l’autre de son visage, et baisse la tête. Ses épaules s’affaissent, sa respiration se fait moins chaotique. Moi, je suis complètement figé.
– Ça va, croasse t-elle. Ça va mieux…
Mensonge.
– Tu es sûre ?
Elle relève la tête, la hoche rapidement en gardant les yeux fermés. Mensonge encore. Mais les médicaments doivent atténuer un peu sa douleur et lui permettre de reprendre le dessus.

    Je l’observe longuement tandis qu’elle récupère, ne bougeant toujours pas. Je la regarder respirer, ses petites épaules bougeant en rythme. Elle me paraît si fragile… Lorsqu’elle ouvre les yeux, son regard est plutôt sévère.
– Ne regarde pas.
Je détourne immédiatement les yeux.
– Okay, dis-je tout bas.
Je comprend sa colère. Elle n’est pas dirigée contre moi mais contre elle-même, contre sa faiblesse. Pourtant je devrais lui rappeler qu’elle est humaine et que tout ça est sans importance. De toute façon, elle pousse toujours trop loin. Son corps ne fait que lui rappeler qu’elle n’est pas toute puissante.
    Lorsqu’elle se redresse, je l’accompagne dans le mouvement afin de m’assurer qu’elle y parvienne sans encombre. Je sais pertinemment que cela ne va faire que l’énerver mais je ne peux pas m’en empêcher. Il n’en faut pas plus pour la perturber, et quand son pied dérape et qu’elle chute en avant, je la réceptionne sans aucun mal dans mes bras. Lorsque je les referment autour de ses épaules, je me rend compte qu’elles sont si frêles que je pourrai les briser rien qu’en serrant un peu. Je réalise alors qu’entre les mains de mon grand-père, elle…
– C’est bon Vincent, ça suffit…
Sa voix est pratiquement inaudible mais je sens son agacement. Je la relâche immédiatement et elle ne perd pas son temps pour se dégager. Étrangement, je tente de me justifier.
– Je voulais juste…
– Je sais ce que tu voulais faire. Pousse-toi s’il te plaît…
J’obéis sans discuter. Cette scène faisait déjà un peu trop cliché sans que j’ai à en rajouter de toute manière. Je l’observe donc sortir et s’avancer dans le couloir, claudicante, et je ne peux m’empêcher de faire quelques pas dans sa direction. Juste pour m’assurer qu’elle ne va pas trébucher.
    Elle s’arrête mais ne prend pas la peine de se retourner.
– Qu’est-ce que tu fais ?
Réponse franche.
– Je m’inquiète pour toi.
Elle se retourne, stupéfaite, et je lève la main pour l’empêcher de répliquer.
– Vraiment. Tu as besoin de soin et je peux peut-être faire quelque chose.
Suspicieuse, elle m’observe un moment.
– Pourquoi ? Tu y trouverais un intérêt ?
– Non.
Ma réponse lui arrache un sourire sarcastique.
– Hmpff… C’est vraiment très noble de ta part.
Je secoue la tête d’un air désolé. On ne peut jamais se parler plus de cinq minutes sans nous disputer elle et moi.
– Alice, je ne suis pas ton ennemi.
– … Non. Je suppose que non.
Je m’approche doucement et lui pose une main sur l’épaule.
– Tu es dans un sale état. Si tu continue comme ça tu ne tiendras pas très longtemps. Dois-je te rappeler que tu ne possèdes plus aucun pouvoir ?
Le regard qu’elle me lance suffit pour savoir que j’ai touché un point sensible.
– Ça veut dire quoi ça ?, demande t-elle d’un ton plein de reproche.
– Que tu es fragile. Que tu ne pourras pas endurer éternellement. Et tu as déjà atteint tes limites.
Autrefois elle se serait mise en colère et aurait répliquée, et ça aurait continué jusqu’à ce que l’un de nous cède et s’en aille. Là, elle se contente de baisser la tête comme une petite fille à qui j’aurai fait la leçon.

    Le silence qui s’ensuit nous met mal à l’aise et je décide de changer de sujet.
– Tu as beaucoup manquée à Jade, tu sais ?
Un faible sourire. C’est déjà ça. J’avance ma main pour chasser ses cheveux et regarder son œil une nouvelle fois. Elle ne proteste pas cette fois.
– Ça ne cicatrise pas ?
– Non. C’est moche, hein ?
– …La blessure oui. Pas toi.
Elle rougit légèrement. Bafouille un peu.
– … C’est gentil…
J’esquisse un petit sourire à mon tour.
– Faut toujours que tu fasses des bêtises…
– C’est pour ça qu’on m’aime, non ?

    La glace est brisée.

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