– A Nightmare on Elm Street –
PRENDRE UN ENFANT PAR LA MAIN
“Prendre un enfant par la main,
Pour l’emmener vers demain”
Ce fut le choc qui le secoua. La rencontre entre son genou et le rebord cimenté du petit bac à sable. Tout abasourdi, l’enfant resta un instant immobile, son jeune cerveau à peine sorti de ses rêveries juvéniles tentant d’analyser la situation. Un bruit sourd, une secousse dans la jambe, une vibration dans l’articulation… Puis il y eut un faible picotement et c’est là que le garçon réalisa. Baissant les yeux, il remarqua une légère trace rougeâtre sur le gris du béton, hypnotisante. L’étrange sensation de liquide sur sa peau mêlé à une démangeaison plus insistante lui fit comprendre qu’il s’était blessé et c’est avec une certaine panique qu’il examina son genou, découvrant un petit écoulement écarlate.
L’écorchure était plus impressionnante que douloureuse, mais comme tout enfant le petit garçon fut choqué au vu de ce cratère sanguinolent et se laissa aller aux pleures, réaction de protection normale. S’asseyant dans le sable, tenant son genou à deux mains, l’enfant sanglota donc dans l’attente d’un réconfort. Son père aurait des mots apaisant et un mouchoir propre, et tout irait bien. Il n’aurait plus mal et il aurait peut-être même droit a un petit cadeau.
Sa blessure ne lui faisait déjà plus mal mais son esprit démesurait les choses. Continuant sa comédie il regarda autour de lui, commençant à trouver le temps long. Son père n’était pas là, du moins pas en vu. Ça lui arrivait de s’éclipser pour parler aux gens ces dimanches de sortie au parc, généralement des dames, le laissant seul quelques heures à s’amuser avec ses camarades du voisinage. Hors aujourd’hui il n’y avait pas d’autres enfants. Quelques promeneurs, joggers, un ou deux couples… L’enfant se rendit subitement compte qu’il était seul et il en ressentit un léger malaise. Comme lorsque ses parents éteignent la lumière de sa chambre le soir à l’heure de dormir. Une impression dérangeante allant jusqu’à le faire cesser de pleurer. Puis il ressentit la “présence” devant lui.
– Et bien bonhomme, fit une voix doucereuse, tu t’es fais mal ?
Ne jamais parler aux inconnus. C’est l’une des premières choses qu’un parent apprend à son enfant. Le petit garçon connaissait cette règle également, mais cela l’avait toujours étonné de devoir fuir un homme qui pourrait lui offrir des bonbons où le ramener chez lui. Bien sûr maman avait dit qu’ils pourraient mentir, ça il comprenait, mais on ne lui avait jamais vraiment dit ce que ces gens risquaient de lui faire. Et pour un enfant de son âge, toute notion de danger était encore abstraite.
L’homme avait l’air très gentil. Il portait un grand pull vert et un pantalon beige, un chapeau et un très grand manteau rouge foncé qui devait coûter très cher parce qu’il était en cuir. Ça voulait sûrement dire qu’il était riche, et quelqu’un de riche n’était pas méchant. Les voleurs sont méchants, et ils volent les riches, il le savait bien. Alors il ne se méfia pas et hocha la tête. L’homme très gentil s’approcha de lui et s’accroupit, l’air inquiet.
– Tu me fais voir ?
Doucement pour ne pas réveiller la douleur, le petit garçon bougea sa jambe vers le monsieur au chapeau, les mains autour de la plaie. L’homme s’approcha pour mieux voir, se tenant tout près de lui. L’enfant pouvait sentir le souffle chaud de sa respiration contre son genou et il prit peur que cela puisse, d’une façon improbable, aggraver la blessure ou la faire saigner un peu plus.
– C’est un sacré bobo que tu as là mon petit. Tu as mal ?
Le monsieur l’avait regardé d’un air intéressé et l’enfant prenait cela comme un défi. Malgré sa peur, il secoua la tête, et l’autre sourit.
– Tu es très courageux.
Puis il retourna contempler la blessure, l’examinant de très près comme un scientifique regardant dans un microscope. Sans comprendre la raison de son inquiétude, l’enfant regarda discrètement autour de lui. Son père n’était toujours pas là, et il n’y avait personne d’autre. Seules quelques voitures passaient, et il se dit qu’il pourrait toujours courir vers elle s’il le fallait, et qu’elles écraseraient le méchant monsieur. Mais le monsieur n’était pas encore méchant et l’enfant se dit qu’il exagérait peut-être. Il regardait sûrement sa blessure pour savoir comment la soigner : maman le faisait bien, elle.
L’homme enleva son chapeau et releva la tête.
– Où sont tes parents ? C’est un tout petit bobo mais ils devraient te soigner, non ?
Il avait raison mais ils étaient seuls dans le parc tous les deux. Alors il lui répondit d’une toute petite voix.
– Maman est à la maison. Et papa est pas là.
– Ah ? Ils t’ont laissés tout seul ?
L’enfant hocha la tête.
– Mais papa va revenir…, répliqua t-il.
L’homme sembla réfléchir, regardant tout autour d’eux.
– Dis, ça te dirais si je te soigne, moi ?
Le petit garçon ne bougea pas. L’homme ne voulait pas le ramener chez lui, ne lui offrait pas de bonbon, mais il voulait lui guérir le genou. Il avait vraiment l’air gentil bien qu’un peu inquiétant par instant. Hésitant, l’enfant fini par hocher la tête.
– Tu es sûr ? Tu me fais confiance ?
Encore un hochement de tête. D’ailleurs le monsieur au chapeau sortait un mouchoir comme l’aurait sûrement fait son papa. Il enleva ses mains de son genou lorsque l’homme approcha les sienne, le laissant prendre sa jambe.
Avec des gestes doux, il tamponna le genou de son mouchoir pour enlever le sang qui avait coulé sur sa peau. Il faisait très attention à ne pas toucher la plaie.
– Si je te fais mal dis le, j’arrête tout de suite.
L’homme fini par mettre le mouchoir rouge dans sa poche et regarda à nouveau le genou avec un peu de recul, pour voir s’il avait bien fait son travail. Puis il pencha de nouveau son visage très près de la blessure, son nez juste au-dessus. Avec une certaine fascination, le petit garçon le regarda renifler la blessure. Est-ce qu’il sentait l’odeur du sang ? C’était bizarre.
C’est alors qu’il eut un geste parfaitement inattendu. Non, l’homme ne voulait pas sentir le sang, il voulait le lécher ! Il ouvrit grand la bouche et en sortit une longue langue qu’il fit glisser le long du genou. L’enfant émit un glapissement en sentant cet organe tiède et humide se coller à sa blessure, passant lentement dessus. Cela lui rappela son propre père, lorsqu’il collait les enveloppes, appliquant lentement sa langue à leur dos. Les yeux du petit garçon ne quittèrent pas un seul instant cette chose rose jusqu’à ce que l’étranger la range dans sa bouche.
– C’est très bien, sembla murmurer ce dernier à son égard. C’est très bien…
Interdit, l’enfant le regarda faire sans même réagir. Comment pouvait-il réagir d’ailleurs ? Ce n’est pas comme si l’homme lui avait fait mal, au contraire. Alors pourquoi ce malaise, cette impression ?
L’homme au chapeau fini enfin par lever les yeux vers lui, silencieux. L’expression qu’il affichait était indescriptible pour le petit garçon. Lentement il se releva, regardant encore autour d’eux. Puis il tendit une main en sa direction. Une grande main impressionnante, dont les doigts s’agitaient très brièvement. C’était comme si elle était animée d’une vie propre.
La fixant un instant, l’enfant entendit comme une voix hurler dans sa tête de ne pas prendre cette main. La simple vue de celle-ci lui donnait des frissons d’angoisse, sans qu’il ne comprenne réellement pourquoi. Mais papa n’était pas là. Personne n’était là. Alors, comme à contrecœur, il prit la main, et l’homme l’aida à se relever.
Une fois debout, il fit attention à ne pas prendre trop appuie sur sa jambe blessée. Vague réflexe en réalité car il avait déjà oublié la douleur de son genou: toute son attention était portée sur l’homme au chapeau, et sa main. Cette main dure et rêche, dont les doigts se refermaient sur la sienne telles des serres, des griffes. Son esprit comprit immédiatement qu’il était prisonnier de cette étreinte et qu’il ne pouvait se dégager. L’enfant perçu également le danger qui émanait de cette situation. Mais il n’était qu’un petit garçon intimidé et jamais il ne réalisa concrètement ce qui se passait.
Quand l’homme sembla vouloir partir, sans même un mot, l’entraînant avec lui, il dû se résoudre à le suivre. Inquiet, il lança de petit regard désespéré autour de lui, s’attendant à voir son père venir le chercher, ou un gendarme, ou un de ses amis qui auraient pu venir jouer… Mais le parc était vide, tout comme la rue. Pas de voiture, pas de promeneur. Même les maisons semblaient désertes. Son regard accrocha un petit panneau au bord de la route.
Elm Street
C’était sa rue et ce panneau était un repère qu’il connaissait bien. D’habitude Elm Street était pleine de gens, d’enfants. Comment pouvait-elle être vide ? Est-ce que tout le monde était partit ? C’était impossible ! Pas toute la rue !
Et pourtant il n’y avait que lui, l’homme et la voiture garée toute près, vers laquelle il se sentait inexorablement attiré. Celle-ci n’attendait qu’eux pour disparaître et un pressentiment de plus en plus grandissant fini par éclater dans sa tête: s’il montait dans la voiture, tout serait fini. Ces derniers mètres étaient sa dernière chance de s’en sortir. Peut-être pouvait-il crier ? Mais l’homme risquerait d’aller plus vite vers la voiture. Peut-être même serait-il en colère, et qui sait ce qu’il ferait ? L’enfant préféra se taire, constatant que la distance qui le séparait du véhicule diminuait dangereusement.
Un cliquetis métallique retint son attention. La silhouette sombre qui s’était emparée de lui venait de sortir les clés et pressait le pas. Impuissant, l’enfant tenta de se détourner de lui et de la voiture. Son geste fut réduit à néant par la poigne de fer de l’adulte qui tira violemment sur son bras, le bousculant.
Mais s’il n’avait pu s’enfuir, la dernière vision du parc lui sembla être celle d’un mirage. Car au loin, par-delà le bac à sable, se tenait une silhouette presque indiscernable. Celle d’un adulte. Celle de son père. Ça ne pouvait être que lui, revenant le chercher avec une glace dans la main et des excuses pour son absence !
Le petit garçon tendit le bras vers lui, comme pour le saisir. Sa bouche s’ouvrit pour l’appeler, mais à peine le son se forma qu’un grand claquement sonore le fit se retourner. Derrière lui s’ouvrait les abîmes obscurs d’un gouffre insondable: la portière de la voiture avait été ouverte, donnant sur un intérieur sombre, baigné de ténèbres. Un intérieur qui n’attendait que son passager… Et l’homme le chapeau le jeta sans ménagement à l’intérieur de cette bouche métallique.
***
L’homme avançait d’un pas rapide mais sans précipitation. Il avait laissé son enfant un peu trop longtemps, mais il savait qu’il l’attendrait bien sagement. D’ailleurs il avait même prit le temps d’aller lui chercher une glace pour se faire pardonner. De la même manière qu’il avait dû se faire pardonner de son retard auprès de sa maîtresse: en faisant plaisir à l’autre… Cette allusion le fit sourire. Il adorait ces journées du dimanche après-midi. C’était devenu son petit rituel depuis quelques mois. Il accompagnait son fils jusqu’au parc, y demeurait quelques instants, puis s’éclipsait jusqu’à l’une des maisons de l’autre côté de la route où l’y attendait sa partenaire. C’était l’affaire d’une heure tout au plus, il ne se permettait jamais de traîner. Il était un adulte responsable et puis il ne pouvait pas se permettre de prendre de risque.
Un étrange pressentiment l’envahie alors qu’il arriva près du bac à sable. Pressant le pas, il commença à surveiller les alentours, mal à l’aise. Le petit parc était rarement désert mais aujourd’hui il n’y avait pratiquement pas un chat. Il avait bien vu une ou deux connaissances sur le chemin, près du marchand de glace, et une voiture s’éloignait au loin, mais c’était tout. Comme si toute la vie qui animait d’ordinaire ce petit lieu s’était volatilisée sans explication. Comme la voiture qui tournait désormais au coin de la rue. Comme son fils qu’il ne trouva pas dans le bac à sable. Dans sa tête, un vieux souvenir le percuta avec la puissance d’un trente tonnes lancée à pleine vitesse: celui des dernières informations locales. Celui de la vague de disparition de jeunes enfants…
Après plus d’une heure de fouille, c’est un homme complètement paniqué qui se rendit au poste de police. Essoufflé, agité, il parlait si vite qu’il fallu attendre encore une bonne demi-heure pour comprendre la raison de son état. Lorsque l’on réalisa qu’il s’agissait d’un nouveau cas de disparition, personne ne voulu reconnaître l’évidence. Tout le monde y pensait mais on passa cette possibilité sous silence. On ne voulait pas alerter les gens inutilement, simplement les faits étaient là: encore une victime. Il ne fallu pas une semaine pour que toute la ville soit au courant de l’évènement et le climat de terreur qui étouffait Springwood gagna encore en intensité. On parla même de malédiction…
La police ne retrouva jamais le corps de l’enfant. Tandis qu’elle fouillait activement le secteur et que d’autres victimes furent signalées, les parents du petit garçon du parc divorcèrent. Le père n’évoqua jamais sa liaison extraconjugale mais ne retourna plus chez sa maîtresse. Il se suicida un mois plus tard. Son ex-femme tomba en dépression et fut internée à l’hôpital de Westin Hills.
Et quelque part dans Elm Street, à l’abri des regards, un homme et un petit enfant s’éloignèrent, main dans la main.
“Prendre un enfant par la main,
En regardant tout au bout du chemin
Prendre un enfant pour le sien”
Prendre un Enfant par la Main © Yves Duteil
Très beau texte, mec, il y a presqu’un côté poétique je trouve, franchement j’ai beaucoup aimé, tu as bien assuré. Les citations de fin sont particulièrement glaçantes après tout ça lol
Oui les citations, et donc le titre, tenait du gag, je trouvais que ça donnait un côté « décalé » avec un peu d’humour noir.
Et tout cas merci beaucoup, je pensais même pas que tu aurais pris le temps de lire ça, et c’est vraiment sympa d’avoir aimé en plus ! J’ai très peu de recul sur ce que j’écris et je suis incapable de juger vraiment, donc c’est agréable d’avoir des retours comme ça !
C’est excellent oui !
Rooh mais non XD
Mais c’est super gentil, merci beaucoup ❤
C’est vraiment sincère !! J’ai cliqué car je m’attendais à une bêtise 🙂 « prendre un enfant par la main » m’évoquait des histoires d’antan ! Et … Bluffée encore une fois par la justesse de tes écrits … Tu devrais persister et développer ce talent… Vraiment. ❤
Le titre tenait du gag je l’avoue 😉 mais je me disais que ça faisait justement « décalé » par rapport à la situation.
Je te remercie vraiment en tout cas, car je suis incapable d’avoir du recul là dessus ! Très content si tu as aimée 😃
Décidément tu portes bien ton pseudo Plume… 😉. Bravo.
C’est vrai ? Merci beaucoup ! 😃
Aucun commentaire depuis 2007 et là je suis aux Anges @.@
Franchement excellent. Un texte qui fait très vite froid dans le dos et qui a l’impact que n’a jamais pu donner les films de la franchise dont il s’inspire. En effet on connait les horreurs réalisées par ce croque-mitaine à travers les rêves des gamins d’Elm Street mais moins le cauchemar que vécurent bon nombre de parents avant qu’ils ne se décident à lui régler (provisoirement) son compte. Un cauchemar bien trop réel malheureusement et qui est peut-être ce qui peut arriver de pire à une famille. En tous cas chapeau !
Merci beaucoup, énormément, vraiment, pour ce retour et cette gentillesse.
Et effectivement, ce texte (et d’autres prévu à l’époque) devait refléter Freddy dans ce qu’il incarnait de plus vile et de plus malsain, tout en étant en réalité un simple reflet de Springwood et de ses habitants débauchés (d’où ici le père qui se pense « responsable » de baiser sa copine en vitesse pour ne pas laisser son fils trop longtemps tout seul par exemple). Des éléments à peine entr’aperçu dans la franchise, mais qui peuvent être vraiment intéressant à exploiter je trouve.
Tout cela tournait autour d’un vieux projet d’écriture assez gigantesque, plein de nouvelles basés sur l’univers « de Genre » où je voulais montrer que même un personnage limite « risible » dans l’esprit public (Freddy, Jason, etc) et prisonnier de ses codes pouvait être intéressant du moment qu’on explorait un peu la mythologie et les possibilités offertes.
Quoiqu’il en soit, je suis vraiment très heureux que le texte t’ai plu !