Damnation Alley
(1969)
A la base, Damnation Alley (chez nous d’abord nommé Les Culbuteurs de l’Enfer avant de s’être vu rebaptisé, plus sobrement, Route 666 pour une nouvelle édition) est une novella, ou novelette, c’est-à-dire une histoire trop longue pour être une nouvelle mais trop courte pour être qualifiée de roman. L’écrit a ensuite été allongé par l’auteur pour devenir son cinquième roman. Écrit en 1969, soit tout juste avant son fameux Cycle des Princes d’Ambre, le livre nous décrit l’état apocalyptique d’une Terre au lendemain d’un troisième conflit mondial…
Nous apprenons qu’il ne reste plus que deux grandes citées aux États-Unis: Boston et Los Angeles, le reste du pays se divisant en petit villages ici et là. Lorsque Boston se retrouve ravagée par une épidémie dévastatrice, elle réussie à prévenir Los Angeles en envoyant un homme traverser le pays dans un véhicule. Le pilote arrive à destination pour délivrer le message mais décède immédiatement. La ville décide d’employer un convoi pour apporter le vaccin mais doit malheureusement avoir recours à Hell Tanner, certes le meilleur conducteur du pays mais aussi le dernier des Hell’s Angels. Un enfoiré de première qui a violé et tué, et qui n’a absolument rien à faire du sort des habitants de Boston. Lorsqu’on lui met la main dessus, on lui propose la mission en échange d’une grâce contre tous ses crimes, la prison demeurant son option en cas de refus. Tanner ne souhaitant qu’une seule chose, la liberté, il accepte et se voit piloter un véhicule blindé et bardé d’armes et d’explosifs à travers la Route 666 (ou en VO “the Alley”) qui traverse tout le pays…
Damnation Alley est souvent vu comme un précurseur de Mad Max 2. Il est vrai que par l’aspect post-apocalyptique et road-movie de l’histoire, ainsi que par la présence d’une bande de motards hargneux en fin de récit, le livre renvoi par instants au chef d’œuvre de Miller et partage avec lui le même abolissement des Lois qui provoque un retour à la barbarie. Cependant ce roman est plus l’ancêtre du New York 1997 de John Carpenter. Hell Tanner ressemble énormément à Snake Plissken: un homme détaché de tout, qui ne vit que pour lui et dont le simple désire est d’être libre. Comme Plissken, le sort des autres ne l’intéresse pas, comme Plissken, la mission à accomplir est un travail forcé pour sa propre survie et comme Plissken, Tanner est cependant assez humain pour prendre certaines décisions quand il le faut, et être sensible à l’avenir de sa propre race. Le principe des deux histoires est exactement le même et seuls quelques détails diffèrent. Dans Damnation Alley, point de critique sociale ou politique, la race humaine – malgré un retour progressif et sûrement inévitable vers la barbarie – vaut encore la peine d’être sauvée, car composée de gens ordinaires et pas spécialement détestables. Si Plissken est un anti-héros dont le simple crime est de vouloir vivre comme il l’entend, Tanner se révèle être plus agressif et possède une sacrée volonté d’envoyer chier le monde. En clair, si Plissken est un survivant, Tanner est un loubard.
Mais si Hell Tanner est dangereux, la Terre futuriste de Zelazny l’est tout autant. Ici la pierre se mêle à la pluie, les cyclones sont plusieurs à dévaster le paysage et les animaux deviennent des créatures monstrueuses, tel ces chauves-souris aussi grosses que des avions ou ces serpents longs de plusieurs centaines de mètres. Les bombes atomiques ont détruit l’atmosphère, rendant le vent en haute altitude violent et sans cesse changeant, empêchant tout trafique aérien possible, et de nombreux cratères d’impact des bombes fument encore, dégageant une chaleur et une radioactivité des plus importantes. A cela s’ajoute le facteur humain qui se révèle au final être l’un des dangers les plus conséquents, avec ces gangs motorisés pillant tous les véhicules qu’ils croisent. Tanner, se disant être celui qui a voyagé plus que n’importe qui sur ces terres, parle même d’humains redevenus sauvages comme à la préhistoire, même si ces derniers ne nous apparaîtrons jamais…
Roger Zelazny place un décor de fin du monde, certes, mais pas de façon conventionnelle. Loin des routes désertiques habituelles, on trouve des villes fantômes, des petits bleds tentant de recréer un semblant de civilisation et où la technologie est toujours présente. Déréglée par les bombardements, la nature offre un paysage nouveau: le ciel, dont les nuages sont des lignes qui se décomposent tels les filaments d’une toile d’araignée, se retrouve posséder des couleurs singulières. Zelazny a une vision très précise du chaos, lui conférant un petit quelque chose de poétique et d’onirique, beau et terrifiant à la fois. C’est d’ailleurs exactement de la même manière qu’il décrira les Cours du Chaos dans sa saga des Princes d’Ambre.
Cette beauté on la retrouve aussi dans le côté humain de l’histoire, lors de discussions entre Tanner et son copilote, lorsque notre Hell’s Angel se remémore l’ancien temps avec passion, partage ses rêves avec un petit garçon ou bien lors d’une romance tragique avec une jeune femme qui lui est semblable. Zelazny n’a pas son pareil pour développer la psychologie de personnages, qui pourtant auraient pu en être totalement dénués. Beauté enfin le temps d’un chapitre onirique, où Tanner rêve de la rencontre entre le précédent pilote ayant traversé la Route 666 et un étrange prêtre parcourant ce monde dévasté. Un passage où la poésie chaotique de Zelazny devient si forte qu’elle en est palpable, tout juste avant une conclusion où “l’Allée de la Damnation” apporte une sorte de rédemption à Tanner, qui n’en deviendra pas un Saint pour autant puisque gardant son côté “bad guy” jusqu’au bout, et où les actions même les plus héroïques ne permettent pas pour autant de remettre l’Ordre dans un monde perdu. Car un seul homme ne peut pas tout changer au final, si ce n’est lui-même…
Avec tout ça, on en oublierait presque que l’histoire de Damnation Alley se doit d’offrir surtout de l’action non-stop. Et l’auteur sait très bien rythmer et varier ses péripéties, les rendant prenantes et spectaculaires sans pour autant trancher avec le reste de l’histoire, le tout s’accordant parfaitement. Sans être épique, le livre reste très réussie à ce niveau.
Roman allongé mais pas très volumineux, vite lu, Damnation Alley n’est certes qu’une œuvre de petite envergure dans la bibliographie de l’écrivain et se voit bien évidemment être éclipsée par un grand nombre de ses autres écrits. Mais il n’en reste pas moins une réussite dans son domaine, faisant autant dans l’action décomplexée que dans la subtilité, tout en sachant garder son équilibre. Une œuvre mineur pour Zelazny certes, mais un sacré tour de force tout de même.
A noter qu’en 1977, Damnation Alley fut adapté au cinéma par Jack Smight (Les Survivants de la Fin du Monde pour le titre français). Le film n’entretient que très peu de rapport avec le livre de Zelazny, ne conservant que le concept de la traversée d’une Terre en désolation avec l’aide d’un gros véhicule pour apporter un vaccin…
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