UNIES
La jeune femme faisait la planche, déployant ses cheveux immensément longs tout autour d’elle. Ils ondulaient au rythme des remous de l’eau, s’étalant sans cesse un peu plus comme des parasites envahisseurs. Les yeux clos, Alice se concentrait sur son équilibre, sur la sensation contradictoire de l’eau fraîche dans son dos et de la chaleur d’été face à elle, avec l’impression grisante de flotter dans les airs.
L’illusion fut brisée lorsqu’une voix peu assurée troubla le silence ambiant. C’était celle d’une personne mal à l’aise et réticente.
– Je vais pas pouvoir le faire…
Celle qui avait prononcée ces paroles était de la même tranche d’âge qu’Alice. Une magnifique jeune femme dont les formes splendides étaient misent en valeur par le bikini noir qu’elle portait, aux yeux verts aussi brillant qu’une émeraude en pleine lumière. Elle se tenait à trois mètres du rivage et semblait regarder le lac avec appréhension, apparemment incapable de s’en rapprocher d’avantage.
La baigneuse ouvrit les yeux et se redressa à cet instant pour l’observer. L’eau lui arrivait jusqu’à la taille et sa chevelure se plaqua contre son dos, la faisant légèrement frissonner. Avec un sourire rassurant, elle lui tendit la main.
– Tu peux. Viens.
L’autre secoua doucement la tête, comme une toute petite fille. Alice réitéra sa demande.
– N’aie pas peur, donne-moi la main.
– Non, murmura l’autre. Je peux pas…
Elle recula d’un pas, comme pour le souligner. Elle n’aurait jamais dû accepter cette invitation, affronter sa peur était une chose aussi stupide que vaine ! Pourquoi donc avait-elle cédée ? Parce qu’elle était sa mère ? Comme si ça avait pu changer quelque chose ! Jamais elle ne pourrait mettre un pied dans l’eau, et personne n’y pourrait jamais rien. Et ça lui allait très bien comme ça !
Pourtant la beauté à la chevelure interminable s’approcha du bord avec un sourire doux et lui présenta ses mains.
– Natasha, fit-elle doucement pour la ramener à la réalité. Je te fais la promesse que tu n’as rien à craindre tant que je serais là. Prends mes mains.
La voix, résolument maternelle, la fit redescendre sur terre. Quand bien même elle avait acceptée Alice pour ce qu’elle était, elle la voyait encore bien souvent comme une simple jeune femme de son âge. Pourtant, à ce moment précis, il y avait eu quelque chose. Quelque chose d’agréable… Tremblante et pas plus convaincue, elle accepta cependant de s’avancer. Se maudissant un peu plus à chaque pas, elle posa son regard sur le visage d’Alice et accrocha son sourire tendre pour ne plus penser à l’eau. Ni à ce qui l’attendait dedans.
Elle cessa de respirer lorsque ses mains se serrèrent avec angoisse à celles de sa mère. Celle-ci, patiente, la laissait faire en lui accordant le temps qu’il fallait. Elle ne la brusquait pas, ne l’encourageait pas non plus. Et enfin elle attira doucement sa fille vers elle, sans forcer. Malgré la peur palpable qui émanait d’elle, celle-ci se laissa guider et entra dans l’eau sans qu’Alice n’ait à tirer. Cette dernière attira son corps contre le sien et la garda contre elle. Natasha ne bougeait plus, totalement paralysée et tous les sens en alerte.
A leur manière, les deux femmes étaient totalement absorbée par l’instant présent. L’une surveillait les alentours avec une extrême attention, son cœur bondissant dans sa poitrine au moindre clapotis, l’autre n’avait d’yeux que pour celle qui était en face d’elle. Alice savait qu’elle devait rassurer Natasha, mais pour quelques secondes, elle voulait simplement apprécier ce qu’elle n’avait jamais pu avoir auparavant. Sa propre fille dans ses bras, l’une contre l’autre. La voir d’aussi proche, ressentir son corps chaud contre le sien, peau contre peau, c’était une sensation très troublante. Son visage n’était qu’à quelques centimètres de celui de sa protégée et si cette dernière ne la regardait pas, elle ne pouvait pas la quitter des yeux. Elle les ferma pourtant un bref instant, pour maximiser la sensation de leur proximité. Puis avec douceur, elle prit de nouveau la parole.
– C’est un lac Natasha, il n’y a aucun danger ici.
Comme pour le lui prouver, elle referma ses mains sur les bras tremblant de cette dernière et commença à reculer pour l’entraîner un peu plus loin. Elle n’allait pas trop vite, préférant éviter de la brusquer, mais elle agissait avec fermeté.
L’eau qu’elles avaient jusqu’aux genoux monta alors d’un niveau, leur arrivant à mi-cuisses. Le cœur bondissant, la fille aux yeux verts retint un glapissement en réalisant qu’elle ne pourrait que s’enfoncer toujours un peu plus et fit ce qui était pour elle un effort surhumain pour tâcher de ne pas y penser. Elle déplaça son regard de la surface brillante du lac au corps d’Alice. Des gouttes d’eau nacrées perlaient sur sa peau, glissant sur son beau ventre de danseuse pour descendre jusqu’à son petit nombril d’où elles restaient prisonnières. Très érotique. Ébahit d’avoir cette pensée, à un instant pareil et avec Alice tout particulièrement, elle se surprit d’autant plus à en sourire. La voir onduler des hanches tandis qu’elle progressait à reculons avait quelque chose de particulièrement sexy. Elle s’était toujours dit que les sorcières étaient envoûtantes, et celle-ci venait effectivement de le lui prouver ! N’était-elle pas un peu plus détendu, « comme par magie » ?
Alice, qui avait probablement perçu ce changement d’état, engagea la conversation. De quoi l’aider à dissiper le malaise un peu plus.
– Tout va bien ?
– J’ai peur, admit l’autre avant de poursuivre d’un ton plus léger. J’essaie de t’imaginer danser, ça aide…
L’atmosphère se calma de plus en plus. La sorcière mima quelques mouvements chorégraphiques avant de faire un clin d’œil à sa fille.
– C’est une bonne idée, ça t’aiderait peut-être à apprivoiser plus facilement ce milieu…
Natasha secoua la tête, redevenant hésitante.
– Non je… J’aurai l’air ridicule.
Alice lâcha ses bras et vint prendre place à ses côtés, l’engageant à poursuivre d’une main au creux des reins. L’eau leur arrivait désormais à la taille et sa fraîcheur leur donnaient la chair de poule.
– Ma chérie, tu devrais avoir un peu plus confiance en toi…
– C’est pas la confiance, répliqua Natasha en scrutant les remous du lac avec angoisse, c’est la peur. J’arrive pas à la contrôler…
– Je me souviens que tu te débrouillais très bien à la piscine…
– La piscine c’est différent, la coupa t-elle. C’est petit et on voit tout à travers, et il y a trop de monde dedans… Et cette fois là surtout parce que j’avais l’esprit brouillé par ce machin ! J’étais dans une période où j’avais autre chose en tête tu sais…
Alice ne répliqua pas mais comprenait parfaitement. C’était l’époque où Natasha tentait de venger la mort de sa fille, où elle survivait plus qu’elle ne vivait. Les choses étaient très différentes…
Elles avaient l’eau jusqu’à la poitrine maintenant, et c’est là qu’elle la fit s’arrêter. Elles n’avaient plus froid mais Natasha tremblait plus que jamais, terrorisée. Elle était à deux doigts de la crise de nerf et il fallait absolument garder son esprit occupé sous peine de le voir défaillir. Sa mère lui caressa tendrement la joue pour, une nouvelle fois, la rappeler à l’ordre. Lorsqu’elle croisa son regard, elle lui sourit tendrement et lui serra la main.
– On va nager un peu. Tu restes à côté de moi, d’accord ?
– D’accord, répondit-elle d’une voix blanche.
– On fait simple, juste de la brasse.
Cela lui permettait de pouvoir garder constamment un œil sur elle sans avoir à se concentrer sur l’effort physique. De plus elle doutait fortement que Natasha puisse se lancer dans une grande action sportive vu son état…
C’est presque sans hésitation que cette dernière s’élança aux côtés de sa mère cependant, préférant s’avancer plus loin dans le lac avec elle que de rester seule dans l’eau, même là où elle avait pied. Les premiers mètres furent les plus simples à faire, les deux femmes se réchauffant rapidement en progressant. Natasha se surprenait elle-même et Alice se sentait fière, sans vraiment savoir pourquoi. Peut-être d’être la première personne au monde à avoir réussie à la faire rentrer dans l’eau et y rester ? En tout cas, la vision de sa fille parvenant à garder contenance ainsi la rendait heureuse.
Malgré cette impression de réussite, de battre sa propre peur, Natasha ne parvenait pas à prendre parfaitement ses aises en milieu aquatique et l’impression d’avancer pour rien se faisait de plus en plus inquiétante. Le lac était vaste et même si elles nageaient sans s’arrêter, il y avait encore un long chemin à faire avant d’atteindre l’autre côté de la rive. Et plus elles s’éloignerait vers le large, plus elles atteignaient des profondeurs insondables, sous l’eau. Et dans de telles conditions…
La jeune femme se mis à perdre le rythme, n’arrivant plus à se concentrer sur ses gestes. Tout ce qu’elle avait en tête, c’était l’idée que quelque chose de gros – de très gros, pouvait émerger de l’eau à tout moment pour la happer. Quelque chose comme un grand requin blanc dont les mâchoires se refermeraient sans mal sur ses petites jambes. Cette hantise ne la quittait plus et elle pouvait presque sentir la sensation d’une peau lisse de poisson tout près de ses pieds, comme si le museau conique du monstre marin la touchait.
La certitude de ne pas être en sécurité vint perturber sa chorégraphie. Elle devenait pataude et ratait sa nage au point de s’enfoncer un peu plus dans l’eau à chaque fois. Un léger écart se creusa entre elle et Alice qui ralentit la cadence.
– Tu te débrouilles très bien, fit-elle pour l’encourager.
L’autre ne répondait pas, essayant surtout de garder la tête à la surface et de retrouver son équilibre. Sa mère s’arrêta alors et lui fit face, se contentant de petits mouvements pour stagner sur place.
– Ne vas pas trop vite, conseilla t-elle d’une voix cependant inquiète. Prend ton temps, Natasha…
– J-je… Je peux pas…, bégaya cette dernière qui commençait à couler.
– D’accord.
Alice savait qu’il ne fallait pas trop couver pour permettre d’apprendre aux débutants, sous peine de ne jamais les voir y arriver, mais il y avait des limites. Immédiatement elle s’élança vers sa fille et l’attrapa par les bras, continuant de battre des pieds pour flotter sur place. Natasha l’imita, la serrant fortement.
– Tu en as fais beaucoup, c’était très bien pour une première fois.
Le regard qu’elle croisa fut celui d’une jeune femme terriblement gênée, honteuse presque. Alice lui caressa doucement la joue en souriant.
– C’est pas grave ma chérie. On va rentrer maintenant, d’accord ?
Les doigts de Natasha se crispèrent un peu plus, montrant qu’elle avait atteint sa limite.
– On va simplement faire le chemin à l’envers…
Elle secoua la tête, claquant des dents de froid et par nervosité. Alice fit montre de patience et approcha un peu plus son visage vers le sien pour lui témoigner de sa présence.
– Mais si tu peux le faire, et je suis avec toi…
Natasha secoua la tête un peu plus, émettant un petit gémissement. Ou un bref sanglot ?
– Écoute moi, tu as fais des progrès incroyable en venant jusqu’ici, mais si on se contente de se téléporter ailleurs comme par magie ça ne résoudra rien, et tu te braqueras sans cesse un peu plus ! Mais si on rentre ensemble jusqu’à la plage tu sauras que tu as réussis ! C’est de cette façon qu’on avance !
La jeune femme se contenta de fermer les yeux, tétanisée. Alice la regarda un moment sans rien dire, prise de pitié et de remord.
– Le plus dur a été fait ma chérie.
Comme un pantin privé de volonté, Natasha se contenta d’acquiescer. Peu lui importait désormais, elle était au-delà de tout ça. La seule chose qu’elle voulait, c’était quitter l’eau. Alice se mordit la lèvre, se donnant l’impression d’être cruelle. Une petite voix hurlait dans son crâne, lui rappelant que la belle adolescente en face d’elle était sa fille !
– On essaye juste, fit-elle en essayant vaguement de résister. D’accord ?
Son enfant acquiesça vaguement une nouvelle fois. Alice, mal à l’aise dans l’idée d’être tortionnaire, abdiqua. Elle agrippa Natasha un peu plus fort, cherchant une façon de s’excuser avant de simplement se concentrer sur sa force magique en murmurant.
– C’est bon, on s’en va…
Alice était légèrement déçue. Non pas de Natasha, mais d’avoir échouée dans son idée de venir seule et rapidement à bout de la phobie de sa fille. Elle aurait aimé faire ça naturellement et aussi vite que possible, comme d’un coup de baguette magique. Comme si elle était la maman parfaite. Cela lui aurait donné l’impression d’avoir enfin pu offrir quelque chose à Natasha…
Les derniers mots d’Alice firent vibrer quelque chose en sa fille cependant. Le ton de sa voix peut-être. Elle ouvrit doucement ses grands yeux verts pour la regarder, la peur au ventre. Non pas celle d’être dévorée par un requin géant, mais d’avoir froissée sa mère… Sa relation avec Alice était tendue, elle ne pouvait le nier malgré des moments magnifiques passés ensembles. Chacune essayait de se rapprocher le plus possible de l’autre, mais elle devait admettre qu’il y avait une certaine fragilité dans leurs rapports et la moindre maladresse – et qu’est-ce qu’elles étaient maladroites ! – leur donnait l’impression d’une faute grave. C’est donc ainsi que Natasha, en pensant avoir fâchée Alice, fut prise d’une peur panique d’avoir définitivement brisé quelque chose entres elles. C’était stupide et elle le savait, mais c’était irrationnel et donc incontrôlable.
Au moment même où elle ressentie les effets du transport, s’élevant progressivement hors de l’eau par lévitation, Natasha s’en voulu d’avoir réagit ainsi. Elle aurait dû se montrer forte et essayer, ne serait-ce que pour prouver à Alice qu’elle n’était pas…Ingrate ? Irrespectueuse ? Que pouvait-elle bien penser d’elle ?! Elle ne savait pas, mais elle se mit à imaginer le pire.
Elle leva la voix tout en lâchant les bras de sa mère pour lui poser les mains sur les joues et lui faire ouvrir les yeux.
– Non attends !
Surprise, Alice sursauta et son sort se brisa. Elles ne s’étaient élevée que d’un bon mètre dans les airs mais la chute fut suffisante pour les faire glisser dans les profondeurs du lac…
Leurs deux corps crevèrent la surface plate de l’eau en un bruit sourd. L’instant d’après, elles coulaient doucement dans un univers silencieux, sombre et oppressant… Alice pouvait voir sa fille la fixer du regard, essayant de demeurer aussi impassible que possible. Comme pour lui prouver qu’elle n’avait pas peur.
Elles continuaient de glisser dans les eaux de plus en plus froides du lac, et bientôt tout ce qu’Alice pu voir fut une paire d’yeux vert dans les ténèbres. Les poumons en feu, elle se contorsionna comme un poisson afin d’obtenir une position préférable pour la nage sous-marine et parcourue en quelques brasses la distance qui la séparait de Natasha. Quelques secondes plus tard elles remontèrent, difficilement, ralenties par une brutale chute de température. L’eau n’était plus simplement froide, elle était complètement glacée ! Et pour ne pas faciliter leur tâche, la luminosité s’était considérablement réduite et aucune des deux femmes n’arrivaient à visualiser la distance qui les séparaient de la surface…
Elles émergèrent en même temps, remplissant leurs poumons d’un air si frais qu’il en devint douloureux. Frigorifiées et à bout de souffle, elles se serrèrent l’une contre l’autre dans le réflexe de partager leur chaleur. Et de se protéger d’un éventuel danger. Le ciel bleu et ensoleillé, qui auparavant caressait leurs peaux d’une douce chaleur d’été, avait cédé la place à un voile nocturne sans étoiles. Seule la pleine lune fournissait un éclairage suffisant pour leur permettre de distinguer la brume opaque qui s’était déposée sur la surface de l’eau noire.
Les deux nageuses grelottaient sur place, la chair de poule se formant sur leurs corps. Elles ne pourraient pas supporter ce climat plus longtemps et éprouvaient déjà d’énormes difficultés à nager sur place et mouvoir leurs membres.
– C’est de l’eau salé, fit Natasha en claquant des dents.
Alice la regarda un bref instant, retenant de lui poser une question qui lui brûlait les lèvres. A la place, elle répondit par rhétorique, chacune sachant déjà de quoi il en retournait.
– On est dans l’océan, tu as dû utiliser la Marelle sans le vouloir pendant qu’on était sous l’eau…
En milieu marin, le pouvoir divin de Natasha était une véritable malédiction. Investie de la capacité de créer des mondes et d’altérer la réalité, elle pouvait modifier l’eau dans laquelle elle se tenait sous l’influence de sa propre peur, transformant ce qui n’est qu’une phobie en un danger bien réel. Et c’était la raison précise pour laquelle les deux femmes regardaient sans cesse tout autour d’elles, s’attendant à tout moment à voir émerger le gigantesque monstre marin…
C’est la raison qui poussa Alice à changer la conversation, espérant apaiser l’esprit de sa fille et tuer dans l’œuf toutes situations dangereuses.
– Qu’est-ce qui t’as prit ?
Elle soutint son regard pour capter son attention et l’obliger à se focaliser sur elle. Pas de réponse. Alice se rapprocha d’avantage, leurs nez se touchaient presque.
– Pourquoi tu as changés d’avis ?
– … Je voulais pas qu’on parte comme ça… Je voulais pas que tu m’en veuilles…
Petit silence gêné, regard fuyant, puis de nouveaux mots hachés par ses tremblements.
– … Je pensais que tu serais contente de moi…
Sa voix était minuscule et Alice aurait voulu l’entourer de ses bras si elle ne les utilisaient pas déjà pour quelque chose de vital. Un sourire immense illumina ses traits et la joie qu’elle ressentie lui fit un instant oublier l’eau frigorifiée dans laquelle elle baignait.
– Mon cœur…, commença t-elle sans trop savoir comment exprimer son émotion.
Un clapotis plus sonore que les autres l’interrompit, suivit d’un second un peu plus lointain. Les yeux de Natasha s’agrandirent de terreur et elle enfonça ses doigts dans les bras de sa mère. Inconsciente de sa force, elle enfonça ses ongles dans la peau. Alice réprima un gémissement de douleur et se concentra sur son jeu de jambes pour ne pas boire la tasse.
– Natasha reprends-toi…
Quelques glapissements inintelligibles lui répondirent, la jeune femme suivant du regard une entité invisible qu’elle s’attendait à voir clairement à tout instant. Son cœur bondissait bruyamment dans sa poitrine et elle avait envie de rétrécir pour devenir aussi petite qu’une molécule d’eau, insignifiante et invisible. Ses jambes lui semblaient trop grandes, trop exposées, et si elle ne les sentaient plus en raison du froid quelques instant auparavant, elles étaient maintenant un terrifiant signe de vulnérabilité…
La peur de Natasha était contagieuse et chaque vaguelettes donnaient des sueurs froides à Alice, qui imaginait très bien la tête triangulaire du squale bondir d’un coup pour la dévorer. Elle se sentait sur le point de céder à la panique elle aussi et devait réagir immédiatement. Oubliant la douleur dans ses bras, elle attrapa son enfant par les épaules et la secoua autant que possible.
– Calme toi ! Calme toi ! On doit partir d’ici.
Natasha hocha la tête docilement, comme une petite fille. C’était à s’en briser le cœur mais très utile sur le moment !
– On va bouger, okay ? Ça va nous réchauffer et tu utiliseras ton pouvoir.
Hochement de tête, encore. Alice soupira, ayant craint un bref instant que Natasha serait bloquée par sa peur et incapable de bouger. Elle se plaça à ses côtés, la forçant à lâcher prise en se dégageant doucement mais fermement, puis lui caressa le dos avant de la pousser pour lui donner l’impulsion de nager.
Elles n’avancèrent que de quelques mètres, incapable de bouger correctement leurs bras et leurs jambes. Le froid devenait un ennemi plus tangible que les fantasmes de Natasha. Soufflant comme des bêtes de sommes, les deux jeunes femmes se firent violence pour progresser. La brume persistait et le ciel ne s’éclaircissait pas.
– Natasha ?, demanda Alice avec inquiétude.
– Je.. Je peux pas, je…
Elle gémissait, de peur, de froid et de désespoir. Elle faisait plus du sur-place qu’autre chose et ses nerfs menaçaient de lâcher.
– … Trop froid… Je peux pas me concentrer…
Sa dernière phrase se termina en un véritable numéro de claquettes effectué avec sa dentition. Ses bras bougeaient à peine et elle ne parvenait à garder la tête hors de l’eau que par peur de sombrer, là où l’attendait probablement une mâchoire gigantesque…
Alice s’approcha d’elle et la saisie par la taille pour la coller contre elle. La jeune femme ne lutta pas et se laissa porter, sanglotant. Un bruit d’éclaboussure les firent sursauter et Natasha poussa un petit cri. Il sembla vaguement à Alice qu’une ombre se trouvait de l’autre côté du rideau brumeux, mais ça pouvait être une illusion d’optique. Un mauvais jeu d’ombre ou un aileron ? Contre elle, Natasha retenait ses pleurs avec difficulté.
– On va partir mon cœur, chuchota sa mère. On va partir…
Déjà émanait d’elle un puissant flux magique qui se répandait dans tous son corps, la revigorant et la réchauffant. La chose tremblante qu’elle tenait dans ses bras ferma les yeux et se crispa, inconsciente du phénomène et angoissant dans l’attente.
Puis il y eu comme un mouvement de courant sous l’eau. Suivi d’un frôlement contre son pied. Quelque chose de lisse. La jeune femme hurla et serra sa mère de toutes ses forces, visualisant déjà la position du grand requin blanc juste sous elle. Exactement comme sur l’affiche d’un certain film…
Alice sursauta sans briser sa concentration cette fois-ci. Elle tint bon même quand sa fille lui broya les côtes, se cramponnant à elle comme à une bouée de secours. Natasha invoqua son nom comme si elle était une divinité.
– Alicealicealicealice !
Elle la supplia, pleura, se lâchant complètement. Et malgré l’émotion qui traversa l’esprit d’Alice à la vitesse d’un courant électrique, celle-ci ne cessa pas son travail. Elle y était presque.
Jamais Natasha n’avait eu à ce point l’impression que sa vie dépendait d’une seule personne. Encore moins de cette personne. Là, contre elle, c’était comme d’être un enfant en bas âge. Sous l’eau, un nouveau remous se fit ressentir. Plus vif que le précédent, se répercutant comme une onde jusqu’aux jambes nues des deux nageuses. Elle pouvait presque sentir les dents contre sa peau, et implora.
– S’il te plaît ! Alice !! S’IL TE PLAÎT !
Dessous, dans les profondeurs de l’océan, une aspiration sembla vouloir l’emporter tout au fond. Là où il y avait les dents et la bouche énorme. Au cours de sa vie, la jeune femme avait frôlé la mort bien des fois et fais l’expérience de la douleur dans la plus extrême de ses représentations. Pourtant jamais elle n’avait eu l’impression d’être sur le point de disparaître comme cela, avec ce sentiment d’alerte qui annihilait toutes ses facultés mentales. Pour elle désormais, le monde se résumait à deux choses: la Mort, imminente, derrière elle, et une personne capable de la protéger de tous les dangers, face à elle. Quelqu’un qui, quoiqu’il arrive et où qu’elle soit, pourrait intervenir et la sauver, lui ôter toutes ses peurs et remplacer ses craintes par un amour puissant. Pour un enfant, il n’y a pas plusieurs façons de nommer cet être: c’est…
– MAMAN !, hurla t-elle.
Alice reçu cet appel aussi fort qu’un coup de poing en plein visage. Ce seul mot contenait à lui seul toutes les émotions humaines: la peur, l’amour, l’envie, la tristesse… Ce mot qui venait d’être prononcé venait du fond du cœur avec une pureté et une sincérité des plus impressionnantes. Et qui plus est, ce mot, Natasha n’avait encore jamais pu le prononcer…
Une constatation simple se forma dans un coin de l’esprit d’Alice. Ce vœu, qu’elle avait formulé il y avait quelques temps déjà, venait enfin de se réaliser. Pour la première fois sa fille l’appelait ainsi, “maman”, et la reconnaissait comme telle du plus profond de son âme. Pour la première fois, son enfant avait besoin d’elle et elle était là pour l’aider. Pour jouer son rôle.
En prenant conscience de ceci, Alice fut la plus heureuse des femmes. Son visage pourtant n’affichait que surprise et elle en était tellement déstabilisé que, si son sort n’avait pas été terminé, il aurait échoué une nouvelle fois…
Les yeux grand ouvert, bouche bée, elle observa la jeune femme blottit contre sa poitrine et ne trouva aucun mot. Celle-ci n’en attendait rien et se contenta de ne pas bouger, de garder les yeux fermer très fort et d’attendre que l’être invoqué agisse. Son cœur sembla sur le point d’exploser et les larmes coulèrent abondamment, mais la chose pleine de chaleur qu’elle étreignait sembla être là pour la calmer et la rassurer. Une sorte de présence pleine de bonnes intentions, apaisante, l’enveloppant comme dans un cocon. Ça avait une odeur douce et agréable. Une odeur de maman. Natasha s’y senti bien et, petit à petit, en sécurité. La notion de monstre, de Mort et de froid quitta peu à peu son esprit, celui-ci se retrouvant charmé par le confort de cet enlacement. Elle eu l’impression de s’endormir doucement, sous sa couette, contre sa maman… C’était une image qui l’avait accompagnée de nombreuse nuit dans son enfance, une sensation qu’elle avait toujours fantasmé et gardé au fond d’elle-même pour les mauvaises nuits. Depuis peu, elle avait commencé a y goûter pour de vrai. Mais elle le ressentait pleinement pour la première fois.
Tout irait bien.
Parce que maman était là.
Natasha s’endormit alors même que son corps quittait l’océan gelé et le monstre qui y rôdait. Alice ne fit rien pour la déranger, se contentant de la garder contre elle. L’observant sans cesse, scrutant son visage détendu, ses larmes…
– … Je t’aime, murmura t-elle…
C’est le cri des mouettes qui la réveilla. Doucement, Natasha ouvrit les yeux et quitta les bras de Morphée pour se retrouver dans celui d’une jeune femme. Le ciel fut la première chose qui lui apparu, bleu et dégagé. Les oiseaux y volaient. Elle se tenait allongée dans les bras d’Alice, celle-ci assise contre quelque chose. Il lui fallu un petit temps pour analyser et comprendre. Elles se trouvaient sur un vieux bateau, un galion, tout à l’avant. Sa mère était assise sur le sol, contre quelques vieux tonneau, veillant sur elle.
Le navire devait être immense et très haut, le bruit de l’eau n’était même pas perceptible. Elle ne se redressa pas, trop fatiguée physiquement et émotionnellement, et se contenta de regarder sa mère d’un air interrogateur. Celle-ci la regarda gentiment.
– C’est un bateau fantôme, dit-elle de sa belle voix. Il est échoué. Nous sommes sur une plage…
Natasha ne répondit pas, continuant de la fixer. Elle observa ce visage délicat dont elle avait hérité quelques traits, ces si beaux yeux dont elle possédait elle aussi l’éclat magnifique. Ces beaux cheveux noirs. Puis ça la frappa. Elle le savait déjà, mais ça la frappa quand même. C’était sa mère. Sa maman. Celle qui l’avait mise au monde. Celle qu’elle avait toujours attendu. Et la jeune femme, encore une fois, régressa à l’âge de fillette, envahie par une vague d’amour et de reconnaissance incontrôlée.
Elle réalisa qu’elle ne voyait plus Alice comme une jeune femme de son âge avant tout. Parce que ça l’aurait probablement gênée de se tenir là, dans ses bras, à moitié nue, sinon. Mais là, c’était normal. Elle n’avait plus cet espèce de réticence, ce sentiment qui s’interposait entre elles. Là, elle était sereine.
Malgré tout, un second sentiment rappela l’adulte en elle. Hormis une fois, peut-être deux, elles ne s’étaient jamais tenue comme ça. Surtout là, en bikini, peau contre peau, les caresses s’en retrouvant décuplée. Une sensation très agréable. Mais sous un autre angle, cela faisait assez… Osé…
Confuse, honteuse même, Natasha rougit puis détourna les yeux. Alice ne dit rien et attendit. Une minute se passa sans que rien n’arrive, puis ses doigts vinrent inconsciemment jouer avec les cheveux de sa protégée. Ils n’étaient pas hésitant, au contraire, reproduisant de vieux gestes liés à des souvenirs lointain. Comme lorsqu’elle coiffait sa sœur jumelle, ou qu’elle réconfortait la petite Moe qu’elle avait adoptée. Des mouvements pleins de tendresses et d’amour qui revenaient d’eux-mêmes.
C’est le même genre de souvenirs qui assaillirent Natasha, laquelle repensa à sa propre enfant, Cynthia. De leur première rencontre, alors qu’elles ignoraient le liens qui les unissaient. Cette nuit là elle avait eu les mêmes gestes. La même tendresse. La même sensation de bien-être qu’à présent, alors que le soleil réchauffait son corps et que des frissons agréables parcouraient son échine.
Quelques mots lui brûlèrent les lèvres. Des mots que, jusqu’ici, elle n’avait jamais vraiment pu prononcer. Elles s’étaient toujours dit « ça viendra », qu’il fallait attendre le bon moment. Peut-être celui-ci était-il arrivé ? Une légère peur la prit lorsqu’elle se décida à faire sa déclaration.
– Maman ?, fit-elle d’une voix vibrante d’émotion.
Alice se tendit.
– Oui ?
– Je t’aime.
La tension se transforma en bonheur et elles se serrèrent d’avantage.
– Je t’aime. Ma fille.
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