Ninjak
#0 & #00
(1995)
Lorsqu’on se promène pendant un temps dans monde des comics, voir quelque chose comme un #0 est on ne peut plus banal. Il s’agit généralement d’une sorte de numéro preview destiné à appâter le lecteur en lui montrant, en quelques pages (moins que dans un épisode régulier), à quoi vont ressembler les illustrations et l’univers au lancement de la série. Il n’y a généralement pas de véritable intrigue, juste une rencontre avec quelques éléments que l’on retrouvera par la suite: héros, vilains, personnages secondaires, sociétés et organisations, objets magiques, créatures, etc. Plus rare mais finalement tout aussi connu, la présence d’une numérotation à virgule. Des épisode 1.A ou 1.B, ou encore des 5.1, 5.2 et 5.3 se situant entre un #5 et un #6 (un des derniers exemples en date, la série Amazing Spider-Man qui amorce son final avec le #700 et qui voit un #699.1 relater des évènements en parallèle de cette conclusion).
En revanche, découvrir une combo #0 et #00, je n’avais jamais vu ça. Outre le fait qu’une telle numérotation soit extrêmement confuse, risquant de perdre le lecteur potentiel (dans le but de lui faire acheter plusieurs copies dans le doute ?), il ne semble y avoir aucune véritable raison derrière une telle gimmick. Un #0 devrait se suffire à lui-même, ou bien autant sortir un one-shot spécial un peu plus long. Et après lecture je peux vous dire que ce qui se trouve dans ce #00 pourrait tout aussi bien être raconté dans un #1 tant la “suite” de l’intrigue pourrait être séparée de son prologue. Ainsi ce qui s’annonçait comme un concept limite nanar, avec lequel le scénariste aurait pu s’amuser (pourquoi ne pas raconter les origines du Ninjak en #0 et de son adversaire en parallèle dans le #00 ?) n’est finalement qu’une simple (mauvaise) stratégie de vente dans l’espoir de faire apparaître ces épisodes comme de futurs “collectors” aux yeux des acheteurs. Une technique qui à hantée les années 90, ce “Dark Age” du comics, où les industries rivalisaient d’idées pour multiplier les ventes (couvertures alternatives, couvertures hologrammes, cartes “de collection” bonus, spin-off de personnages plus que secondaires, etc).
Mais avant d’explorer plus en avant cet improbable Ninjak, parlons un peu du personnage-titre. Crée en 1994 par une petite compagnie, Valiant Comics, d’où émergea tout de même quelques séries assez connues (X-O Manowar, Shadowman), il représente une variation sur le personnage de James Bond, auquel on aurait rajouter un background à la Mortal Kombat. De son véritable nom Colin King (!), il est un playboy et agent secret britannique ayant vécu son enfance au Japon, découvrant l’art du Ninjutsu. Grâce à ses talents et à l’aide d’une technologie fantaisiste très à la mode à l’époque, il mène de nombreuses missions pour sauver le monde. Le personnage, apparaissant à l’origine dans les pages de Bloodshot (sous les dessins de Joe Quesada) devint assez populaire pour voir naître son propre spin-off.
On le voit, il n’y a pas vraiment matière à un personnage intéressant et tout ce qui entoure l’univers de Ninjak semble être du réchauffé. Dommage car passé l’aspect “extrême” de la chose (à la mode d’alors) il aurait été intéressant d’intégrer un personnage d’espion à l’ancienne type Guerre Froide dans un cadre de super-héros plus commun. Les références sont là en plus, tant dans les dates (les origines du protagoniste remontent à la fin des années 50 pour mieux se poursuivent sur plusieurs décades par la suite) que dans le scénario (un ancien projet Nazi de surhomme, les tensions politiques entre l’Angleterre et le Japon, les retournements pleins d’agents doubles et de trahisons). Même l’esprit des romans pulp demeure à travers un héros “parfait”, à la fois beau, riche, grand sportif et très intelligent, capable de faire tomber toutes les femmes et de déjouer tous les pièges.
Hélas, lire ces premiers numéros de Ninjak ne change pas de la plupart des histoires de super-héros cybernétiques qui pullulaient alors. Il y est question d’expériences génétiques et de révolution technologique, le tout avec un peu de mysticisme pour permettre à d’éventuels adversaires magiques d’apparaître dans l’avenir. Les compétences spéciales de Ninjak semblent être les mêmes que celles de n’importe quel autre héros et ses adversaires sont parfaitement interchangeables. La faute pas nécessairement à l’auteur Mark Moretti (son créateur dans Bloodshot), qui scénarise et dessine l’aventure, mais à une époque peu encline à l’originalité et à une course à la vente en pleine expansion.
Ninjak #0 commence pourtant bien avec le récit d’enfance du hideux Dr. Augustus Silk, un savant fou qui possède une canne dont le pommeau montre une énorme veuve noire enfermée dans de l’ambre. Vous l’aurez devinez, il est de ces personnages qui sont défini par leurs noms (Silk, en anglais la “soie”, en rapport à la toile d’araignée). Né Augustus Silkowski, il était un enfant surdoué mais hélas difforme, victime de la maltraitance d’un père alcoolique. Une vie triste qu’il s’était résolu à accepter, s’interposant même volontairement dans les disputes parentales pour épargner des coups à sa mère ! Jusqu’au jour où il surprend une conversation remettant son avenir en jeu: avec son intelligence supérieur, il se voit offrir une entrée gratuite à l’Université. Malheureusement son père ne l’entend pas de cette oreille et Augustus réagit mal.
S’ensuit une scène de violence domestique très bien rendue, sous la narration d’un Dr. Silk désormais adulte et détaché. Fuyant son père, Augustus se retrouve dehors, dans la rue, alors qu’un orage éclate. Rattrapé par son paternel, il se fait battre violemment jusqu’à ce que l’ivrogne glisse sur le trottoir et fasse une mauvaise chute à travers la vitrine d’un magasin. Se blessant, l’homme se vide de son sang sous le regard de son fils, l’artère fémorale coupée par un débris de verre. L’enfant hésite encore à faire quelque chose lorsque le blessé se met à convulser. Celui-ci vient d’être piqué par une veuve noire ! M. Silkowski se trouve en fait dans une animalerie, ayant écrasé le nid de l’araignée après sa chute. Outre l’irréalité de la situation (quelle genre d’animalerie vendrait une veuve noire mortelle comme un simple hamster ?!), la scène fait son effet. Augustus abandonne son père, se préparant pour partir à l’école et assurer son avenir, et on a effectivement l’impression d’assister à la naissance d’un super-vilain, avec une raison derrière le thème de l’araignée.
Si seulement le reste avait pu être dans la même veine… Nous quittons totalement Dr. Silk, qui ne fait que quelques apparitions ici et là jusqu’à la toute fin du #00, pour nous intéresser aux parents de Ninjak. Les services secrets britanniques viennent de découvrir que le Japon développe des “para-humains”, des individus améliorés par manipulation génétique selon un ancien programme Nazi. Pour contrer la menace, le chef de l’Agence et son meilleur agent, Jonathan King, décident de relancer le projet Hope & Glory, un équivalent. Celui-ci nécessite de faire des injections sur des fœtus dans l’espoir de créer des êtres humains supérieur, et le duo convient de créer un couple pour élever cet enfant. Jonathan sera le père tandis que la mère porteuse devra, en plus de subir l’expérience, se marier avec lui. La première discussion qui ouvre la scène se porte même sur le choix de l’heureuse élue, M. King déclarant qu’il est dans son bon droit de choisir lui-même sa partenaire puisque devant par la suite jouer le rôle du père et mari aimant.
Je ne sais pas si c’était le but recherché, mais les “bons” m’apparaissent immédiatement comme une belle bande de salopards manipulateurs là où Dr. Silk remportait toute ma sympathie. Peut-être est-ce ma préférence naturelle pour les freaks et autres proscrits là où le milieu aristocrate ne m’inspire que du mépris, mais dans tous les cas Ninjak rate le coche pour ce qui est de s’intéresser aux origines du héros ! Et même s’il est possible d’arguer que cela correspond au genre pulp, romans d’une époque fortement raciste et sexiste (relisez la série de Fu Manchu pour vous en convaincre), il reste assez dérangeant de devoir se ranger du côté de personnages agissant en dépit de toute humanité (enfants conçus sans amour, femme manipulée, secret d’États).
Quoiqu’il en soit le récit part sur une structure assez chaotique, sautant de mois en mois et d’années en années, pour raconter une succession d’épisodes de la vie du futur Ninjak, de sa naissance à sa transformation de justicier. On apprend ainsi que les injections ont accélérées sa naissance, le faisant tout de même naître à terme et non pas prématuré. En grandissant, il fait preuve des qualités prévues (premier de la classe et meilleur athlète) et drague déjà l’air de rien, s’intéressant une petite japonaise et s’attirant du coup les foudres d’un rival, Goro, destiné à devenir un futur ennemi. Car oui, bien que l’enfant soit le seul espoir de l’Angleterre contre le Japon, c’est dans ce pays qu’il va être élevé, multipliant les risques de sa découverte par l’ennemi !
Pourquoi ? Tout simplement parce que le papa, réalisant que l’enfant n’est en fait pas de lui mais d’un autre homme, pique une crise est décide de le former lui-même. Et tant pis si le chef de l’Agence ne l’entends pas de cette oreille ! Et comme pour mieux souligner l’absurdité d’une telle décision, M. King nomme l’enfant Colin… du prénom du véritable père ! Freud aurait sûrement quelques commentaires à faire mais tout cela n’a strictement aucune répercutions sur le devenir de l’enfant. Enfin jusqu’à ce qu’il soit découvert par la faction adverse et que son père se fasse assassiner sous ses yeux. Recueillit par des amis ninjas de son père (!), il est caché et élevé dans un temple où il va progressivement devenir une arme mortelle. Lorsque, longtemps plus tard, il est retrouvé et que l’un de ses protecteurs est tué, il prend les armes et se lance à la poursuite du responsable, devenant alors Ninjak. Pourquoi un tel nom ? Tenez-vous bien ! Il s’agit en réalité d’une contraction de “Ninja-Jack”, qui est déjà une contraction de “Ninja Union-Jack” en référence à ses origines britanniques !
Bref. Ces #0 et #00 sombrent très rapidement dans le n’importe quoi. Surgissent des idées bizarres comme le fait que la bien-aimée de Colin, fille d’un riche entrepreneur, deviennent une Geisha sur la décision de son père, pour freiner son amour pour un Gaijin (au Japon on devient une dame de compagnie comme on rentre dans les Ordres en fait ?), lequel se fait apprendre l’art du sexe comme une “arme” par la femme qui veille sur lui depuis des années ! Et que dire de tout ces bonds dans le temps qui arrivent environ toutes les deux pages dans le #00, pour mettre en places des évènements finalement sans importance… Le pompon revient peut-être à cette idée de faire quitter le territoire japonais à Ninjak, alors qu’il est sur le point d’obtenir sa vengeance, l’obligeant sans raison à abandonner sa mère et sa belle pour rejoindre l’Angleterre. Difficile de cerner la tragédie lorsqu’on nous annonce quasi immédiatement que Colin s’adapte très bien à sa vie de playboy et que la fille du Chancelier vient fréquemment lui rendre visite pour s’envoyer en l’air !
Alors certes, il était évident qu’un numéro 0 ne fait qu’introduire des éléments intéressant pour mieux donner l’envie de suivre l’histoire par la suite, mais tout de même. Il y avait de quoi permettre un bon teasing avec l’apparition du fruit des expériences génétiques japonaises (qu’on ne verra jamais si ce n’est avec le retour de Goro) ou le mystère derrière la perfection qu’incarne Colin (une petite Jillian est également née du projet mais n’est pas différente d’une enfant normale), mais tout ceci n’est que vaguement survolé. C’est encore une fois le Dr. Silk qui sauve la mise, le dernier acte de cette origin story nous dévoilant qu’il est devenu fou après un attentat l’ayant (encore plus) défiguré. Perdant toute humanité, il prend alors la tête de diverses multinationales de part le monde, se retrouvant à la tête d’une gigantesque organisation tentaculaire décrite une “toile d’araignée”. Voilà l’histoire que j’aurais préféré lire !
Heureusement on peut compter sur une certaine forme d’humour, très grossière, mais intervenant régulièrement pour empêcher de s’ennuyer derrière les interminables discussions d’espionnage. Ici Ninjak infiltre la base d’opération du Dr. Silk, déclarant que celui-ci a dû regarder trop de James Bond vu ses systèmes de sécurité, là des Ninjas s’engueulent après un meurtre à propos du sang ayant giclé sur leurs costumes ! Les adversaires de l’Angleterre dirige une compagnie appelée Musashi Chemical Engineering (référence à une figure emblématique du pays) tandis que Colin King va jouer au Black Jack au Royale Casino.
Le bilan est plus que mitigé. S’il apparaît normal qu’un spin-off d’une série banale des années 90 ne soit pas la BD du siècle, il y avait là beaucoup de potentiel. Peut-être qu’à une autre époque Ninjak aurait pu être un personnage intéressant à suivre, mais en l’état c’est loin d’être le cas. Et je ne peux même pas compter la version du reboot de 1996, opéré par Acclaim Entertainment (la compagnie derrière Mortal Kombat) lors de son rachat de Valiant Comics, puisqu’il ne s’agit plus du même personnage: cette fois il y est question d’un adolescent recevant des pouvoirs magiques issus d’un jeu vidéo (!), devenant donc Ninjak, le héros du jeu. Sa quête est de retrouver les méchants du jeu qui, eux aussi, apparaissent dans le monde réel…
Peut-être aurons-nous plus du chance cette année puisque des rumeurs évoque un retour de Ninjak pour début 2013, dans une nouvelle série qui serait écrite par Benjamin Bailey, critique pour le site de jeux vidéos et comics IGN, Affaire à suivre.
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