Sous le Lit

SOUS LE LIT

 

Les flocons tombent par millions, innombrables morceaux de ciel blanc gouttant au ralenti sur le monde. Et sur moi. Allongée là, sur le toit plat d’un bâtiment quelconque, je les regardes. Eux et l’unique tâche noire voltigeant en cercle tout là-haut. Le gros corbeau ne semble pas s’en lasser et l’effet provoqué est comme hypnotique. L’absence de sons n’aide pas. Tout est si silencieux, tout est si vide… comme moi.
« – Qu’y a-t-il sous le lit ? » avait dit le corbeau.
Sa question n’a de cesse de me hanter depuis le réveil.
Il faisait si froid ce matin. J’avais oubliée de fermer la fenêtre cette nuit là, et, dans ma chambre miteuse, la neige était entrée. Avec le corbeau. Peu vêtue et toute engourdie par le manque de repos, j’ai posée un vague regard sur l’animal responsable de mon réveil. Là, assise sur le morceau de matelas, j’ai regardé la neige et le ciel.
« – Ah… C’est Noël… » avais-je simplement constatée.
J’avais oubliée. Et puis qu’est-ce que cela signifiait désormais ? Pourtant, le corbeau me posa la question.
« – Qu’y a-t-il sous le lit, Natasha ? »
Un instant de flottement, ses yeux dans les miens. Pourquoi ?
« – Qu’y a-t-il sous le lit ? » fit en écho mon esprit.
Sous le lit sont tapis les monstres de notre enfance.
« – Les monstres sont sous le lit. Sous le lit et dans le placard… » ai-je alors répondu.
Le corbeau avait sautillé sur place pour mieux se positionner. Ses yeux dans les miens.
« – Mais si les monstres sont dehors, qu’y a-t-il sous le lit ? »
Là haut, le grand oiseau noir croassa, rompant le charme du silence et de l’état second qui m’envahissait. Malgré mon gros manteau, là, allongée dans la neige, je m’engourdissais. Et le sommeil revenait. Mais le corbeau vint se poser à mes côtés, et je me redressa.
– Où sont les monstres ?, demanda t-il.
Je regardais autour de moi. Tout était désert, tout était vide et silencieux. Juste un grand manteau de neige, recouvrant tout, ensevelissant tout. Les cauchemars et les mauvais souvenirs.
– Les monstres sont partis, dis-je.
– Alors s’il n’y a plus de monstres, ni même dans le placard…
Ses yeux dans les miens.
– … Qu’y a-t-il sous le lit ?, répéta t-il.

Je marchais. La grande rue était méconnaissable ainsi couverte de ce tapis d’argent. Les voitures, cachées, formaient de grosses boules que d’improbables enfants géants auraient pu s’envoyer à la figure. Seule au monde, je marchais. Le corbeau à mes côtés, ses immenses ailes noires fouettant les doux flocons d’un Noël que jamais plus personne ne fêterait. Plus de cadeaux, plus de joie, plus d’espoir. Et pourtant l’Enfer revêtait sa grande robe blanche, demeurant calme, retenant son souffle comme en l’attente de cet évènement. Mais qu’y avait-il à célébrer désormais ? Tout n’était que néant. Et moi aussi.

La chaleur du lieu me réchauffa un peu le corps. Pas le cœur bien sûr, il est trop froid, trop mort. Et puis cet endroit n’est pas ce que je peux appeler un doux foyer. Mais mon cœur bat fort, vite, et je tremble. En moi, je sens ce besoin. Et le corbeau me montre le chemin, la porte à ouvrir. Je viens rendre visite.
– Les monstres sont partis, fait le corbeau comme pour me presser. Les monstres sont partis.
Il accélère, et moi je ressens comme le besoin de me dépêcher. Pourquoi ? Et qu’y a-t-il sous le lit ?

Anormalement essoufflée, je me tiens sur le pas de la porte. Malgré le froid qui m’entoure et l’aura d’un blanc immaculé qui jaillit des fenêtres, je reconnais l’endroit. De toute façon, je n’ai jamais oubliée, je suis revenu tant et tant de fois… Alors pourquoi est-ce que cette fois cela semble différent? Et pourquoi est-ce que je me sens attirée par…?

Réminiscence. Fantôme du passé. Quand je vois le lit, les visions viennent à moi.
« – Est-ce que tu crois aux fées ? Aux anges ? »
En m’approchant du lit, je la revoie m’enlacer. Je me souviens de cette nuit là.
« – T’es un ange ? »
Une nuit qui fut sûrement la plus belle de toute mon existence. La seule depuis très longtemps où je me suis sentie vivante. Non… Où j’ai été vivante… Ce fut une nuit magique.
« – T’es magique ! »
Secouant la tête, je tente de chasser ces visions. Ces visions qui me hantent depuis toujours. Pourquoi maintenant ? Pourquoi ici ? Qu’est-ce que je cherches ?!
« – Je veux un monde sans monstres. »
Je regarde le corbeau. Mes yeux dans les siens. Il semble moqueur, il a une longueur d’avance sur moi.
– Alors s’il n’y a plus de monstres, Natasha… Qu’y a-t-il sous le lit ?
Mon cœur cogne si fort que ça en devient douloureux. Prise de sueurs froides, je me focalise sur le lit.
« – Je peux dormir dedans ? »
Elle voulait se réfugier dessous mais je lui avais dit que ça irait, qu’elle pouvait dormir normalement. Je me souviens.

De tout temps, les enfants se sont réfugiés dans des mondes imaginaires pour fuir leur triste quotidien. La réalité si insupportable. Quand vient la nuit, ces mondes se peuplent de monstres et de cauchemars, et alors l’enfant essaie de se raccrocher à cet ordinaire si banal et ennuyeux qu’il tentait alors de fuir. Mais si le vrai monde est déjà remplis de monstres, si la réalité est déjà un Enfer terrifiant, que cherche l’enfant ?
« – Je veux un monde sans monstres. »
Il cherche à se mettre à l’abri, à se cacher. Un monde sans monstres. Et alors même l’endroit qui était le plus effrayant pour un enfant peut devenir, au sein de cet Enfer, un Paradis.
« – Qu’y a-t-il sous le lit ? »
Il y a le monde d’une petite fille qui s’appelait Cynthia, et elle y trouvait la paix.

Je m’approche du Sanctuaire sous le regard du corbeau, maintenant bien silencieux. Le froid n’a plus d’emprise sur mon être. D’une lenteur extrême, bien plus que durant les derniers pas sur la Grande Marelle d’Ambre, je m’agenouille, je soulève le long drap, et je rampe sous le lit…

« – Cet endroit est sans danger ?
Y a pas de monstres ici. »

N’avez-vous jamais aimé une personne pour laquelle vous auriez tout fait ? Une personne qui aurait tellement d’importance que rien d’autre ne compterait ? Et si cette personne venait à disparaître, n’auriez vous jamais rêvé d’en connaître plus à son sujet ? Le moindre petit détail, la moindre petite odeur, tout ça comme pour vous retrouver à ses côtés ? Pour avoir l’impression, même une fraction de seconde, que cette personne se tiendrait là, avec vous ?

« – Je m’appelle Natasha. Et toi ?
Cynthia.
C’est un très joli nom. Veux-tu me suivre ? »

Tout, ici, me la rappelle. Tout est imprégné de son essence, de son existence. Et sans même ne l’avoir jamais vraiment connue, je peux sentir chaque particule de son être. Je me visualise son passé, je me mets dans sa tête et m’imagine sa vie.

Sa naissance.

Ses premiers pas.

Ses premières dents.

Sa première peluche, qu’il me semble voir ici même.

Ses cauchemars et ses appels dans la nuit. Attendant le réconfort.

Toutes ces choses auxquelles je n’ai jamais participé. Et pourtant j’aurai tant voulu…

Ma vie a été un échec complet, une erreur. Et pourtant, l’apparition de Cynthia, je ne sais pas vraiment pourquoi, a réanimé une flamme en moi que je pensais morte depuis longtemps. Je me suis sentie vivre. Je me suis sentie l’envie de foutre en l’air tout ce qu’il y avait autour de moi, ou dans ma tête, juste pour ce petit être. Plus rien n’importait à part son sourire.
« – P-prenez s-soin d-de Cynthia , qui que vous soyez… »
J’aurais tout fait – tout – pour prendre soin d’elle, pour l’élever. Pour être mère. Pourquoi un lien si fort envers cette petite, alors que tant d’autres enfants ont croisés ma route ? Je n’en sais rien… C’est peut-être injuste même… Mais elle était différente… Parfois je me demande si…
« – T’es un ange ? »
J’ai aimée Cynthia bien plus que je ne pourrai aimer n’importe qui.
« – Vraiment vrai ?
Vraiment vrai ! »
Un seul de tes cheveux étaient plus important que ma propre vie, Cynthia. Je voulais tant être avec toi.. Me placer sous ce lit avec toi entre mes bras, me montrant chacun de ces objets avec bonheur: ce petit œuf en porcelaine contenant quelques unes de tes dents de lait, cette tirelire en forme d’une improbable créature avec ton argent de poche. Ce petit pendentif porte-bonheur, un corbeau taillé dans du jade. Et puis toutes ces peluches, oursons, fauves, gentils monstres… Là, je découvre quelques feuilles avec tes dessins: une famille heureuse, un animal que vous aviez dû avoir (navrée ma chérie, est-ce un chat ou un chien ?). Des petits mots, déclarant ton amour pour ton père, pour ta mère… Et les photos. Toutes ces photos qui traînent. Ton sourire magnifique qui semble s’adresser à moi, ses yeux qui pétillent de bonheur.

Je me surprends à sourire aussi, comme si te voir heureuse me suffisait. Comme si subitement toute ma vie venait de se figer dans le temps et que tu étais là auprès de moi. Juste toutes les deux.
« – Les monstres sont là Nasha ? »
Non mon ange, plus maintenant. Il n’y a plus de monstres. Ni dans le placard, ni sous le lit. Et sous ce lit, il y a toi et moi. Tu me montres tes trésors et me révèle une part de toi. C’est comme si je te retrouvais après tout ce temps, comme si mon cœur se remettait à battre. Je suis heureuse, Cynthia.

Si tu savais à quel point je t’aime…

Et… Si tu savais comme je m’en veux… Si tu savais à quel point je me sens coupable. Il ne se passe pas un jour sans que j’y pense, pas une nuit sans que j’en rêve… Tes cris résonnent toujours dans mes oreilles, je revis sans cesse cette dernière journée.
« – J’ai peur Nasha ! »
J’ai peur moi aussi ma puce… Je suis si désolée…
« – J’ai mal ! J’ai mal ! Nasha !! »
Moi aussi j’ai si mal… Pardonne-moi, c’est ma faute si…
« – Les monstres sont là Nasha ? »
C’est ma faute… Je ne voulais pas d’eux… Je sais que je passe mon temps à en voir, à en combattre mais… Ce n’est pas ce que je voulais !!!

Ce que je veux c’est… C’est être avec toi et… Et comme à cet instant sous ton lit mais pour de vrai… Je veux être heureuse et prendre soin de toi, ne plus être blessée, ne plus pleurer et ne plus avoir si mal… Je veux…
« – Je veux un monde sans monstres. »
Oui…

Mes larmes me pique les yeux et je commence à avoir du mal à voir ton visage sur les photos. Mais c’est rien, ça va passer. Parce que le sommeil recommence à m’engourdir mais qu’à la place du froid, c’est une petite chaleur qui m’accompagne. Celle de ton corps, comme lorsque tu t’étais installée contre moi, juste au-dessus de nous là, sur ce lit. Ta petite bouille endormie contre ma hanche, mes mains dans tes cheveux…

Je ne suis pas triste ma chérie. J’aperçois dans un coin une petite boite enveloppée d’un papier cadeau, avec marqué de ta jeune écriture “pour maman”… C’était un cadeau pour elle ? Ma main l’attrape et attend un moment, comme pour avoir ta permission. Je te vois toujours sourire et m’enlacer alors… J’ouvre… Mes doigts enlèvent le scotch avec délicatesse et j’ai comme l’impression que tu me regardes avec impatience, que tu guettes ma réaction… Avec la plus grande précaution, je sors l’objet. La boite est d’un noir délicat, marbré de bordeaux. Les petits éléments en or me font penser à une petite clé à tourner et je remarque la rainure qui sépare la boite en deux…

Je sais que ce cadeau n’est pas pour moi mais pour ta mère. Et de toute manière je n’ai pas reçu de cadeaux depuis des lustres, mais… Mais avec tes peluches pour témoins et ton visage illuminé sur ces photos, j’ai comme l’impression que vous me poussez à l’ouvrir… Je cède. Je peux pas te résister ma chérie. Je tourne la clé et j’entends le faible cliquetis d’un petit mécanisme. La boite fait “clac” et puis s’ouvre subitement… Et la petite mélodie se joue.

Je me sens bercée, hypnotisée. La musique est mélancolique ou… Nostalgique ? Elle me rappelle toi. Nos moments. Je surmonte le flots de souvenirs et d’émotions qui me submerge pour regarder au cœur de la boite à musique, où tu as glissé quelques objets… Une petite photo de toi encore, plus belle que jamais. A son dos ton petit mot: “Je t’aime, maman”. Je ne suis pas ta mère mais… J’en pleure. J’ai l’impression que ce message m’est destiné, pardonne moi si cela t’indigne… Je serre la photo contre mon cœur avant de ramasser ce petit collier que tu as fait de tes propres mains.

… C’est très beau mon ange. Ta maman aurait adorée. Elle t’aurait sûrement prise dans ses bras et attirée contre elle pour te faire un énorme câlin. Et puis vous seriez restée là, toute les deux, à regarder la neige tomber par la fenêtre. En paix.

Je souris à cette pensée. Tu aurais mérité un moment pareil Cynthia… Et j’aurai voulu connaître ça aussi… Ta musique est vraiment une berceuse formidable, tu sais ? J’ai l’impression de t’entendre fredonner pour moi, comme pour m’endormir. Enfin… En fait c’est le manque de nourriture, de sommeil… Je n’ai plus beaucoup de force tu sais, et puis même quand je dors je fais ces cauchemars… Pourtant, j’ai vraiment l’impression que tu veux que je me repose. Là, les yeux à moitié fermés, je ressens plus que jamais ta présence. Et c’est comme si ta petite voix me parlait.
« – Allons dormir maintenant. Bientôt, tout sera fini. »
« – Vraiment vrai ?
Vraiment vrai ! »
Héhé, on inverse les rôles hein ? Je te fais confiance mon ange… Je t’aime… Je t’aime…

 

*
*     *

 

La jeune femme dort profondément sous le lit, une masse de peluche serrée contre elle. Le visage d’une petite fille la regarde en souriant à travers les photos tandis que la boite à musique termine sa douce mélodie. Dehors, la neige ne cesse de tomber, illuminant la nuit d’une lumière argentée.

L’adolescente rêve paisiblement d’un monde sans monstres et d’une petite fille. Elle n’a pas conscience du bruissement d’aile qui résonne dans la pièce. Elle n’entend pas le croassement de l’oiseau qui se pose sur le lit, baissant la tête comme pour la regarder.

L’Esprit, qui le suivait, le remercie de l’avoir guidé puis s’agenouille près de l’Ambrienne. Celle-ci n’en aura jamais conscience, mais en cette nuit, son vœux le plus cher s’est réalisé.

Il est minuit. Natasha dors dans les bras invisibles de sa fille, sous le regard protecteur du grand corbeau. Il viendra le temps où il devra dire à l’Esprit de repartir, mais pour l’heure il veille sur elles. Personne ne viendra troubler cet instant sacré.

Une seule fois pourtant, il se permet de rompre le silence.

« – Joyeux Noël ».

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