She Freak
(1967)
En Septembre 2015, j’étais en pleine frénésie d’écriture et j’essayais de tenir le rythme impossible d’une chronique par jour via la rubrique Mental Hurlant. L’un des premiers films dont j’ai parlé était le très mauvais Freakshow de la Asylum, qui avait la particularité d’être un remake de Freaks, le grand classique de Tod Browning et véritable classique humaniste de l’Histoire du Cinéma. Une reprise à l’opposé total de la direction artistique du célèbre metteur en scène, puisque échangeant le noir et blanc classieux par de la couleur digitale, le discours de paix par une intrigue de vengeance et le regard humain par de l’ultra violence…
Mais bien avant cette relecture peu glorieuse, il existait déjà en 1967 un film similaire quoique beaucoup plus sage. She Freak, un pseudo remake de Freak écrit et produit par David F. Friedman, partenaire de Herschell Gordon Lewis jusqu’à Color Me Blood Red. Un ancien forain qui, tout comme le Parrain du Gore, avait cette passion pour le carnavalesque. Pas étonnant qu’il se soit lié d’amitié avec le réalisateur de Blood Feast, lui qui jouait sur les mêmes méthodes, et pas étonnant qu’il a voulu faire un film tournant autour de cet univers qu’il a si bien connu. Un retour à ses premiers amours en quelque sorte. Seulement voilà, l’idée d’un film sur une fête foraine est plutôt limité en soi, et Friedman, qui bosse dans l’exploitation, ne peut pas se contenter d’une simple histoire d’amour ou d’une enquête policière: il faut provoquer, attirer par tous les moyens possibles. Exactement comme dans une foire. Exactement comme avec les sideshows, ces exhibitions de monstres humains. Et donc, recycler Freaks a dû être une façon simple et rapide d’accomplir ce projet.
Le soucis ? Premièrement, ce sont les forains en général qui intéressent Friedman, pas les Freaks. Ensuite il faut dire que dans les années 60 il est beaucoup moins évident de trouver des “monstres” prêt à se montrer dans la caméra. Enfin, le budget ne permet pas de créer des maquillages extraordinaire pour compenser – gardez en tête que nous sommes au même niveau qu’une production H.G. Lewis, c’est-à-dire rien du tout ! Par la force des choses, She Freak se retrouve alors être un remake de Freaks… sans Freaks ! La fin demeure, culte et inoubliable, et il y a bien dans l’intrigue un cheminement similaire qui amène à celle-ci, mais tout le reste diffère. Théoriquement pas un soucis pour un remake, l’idée étant de livrer quelque chose de différent, seulement cette fois il y a clairement arnaque: entre le titre et l’affiche, on s’attend à voir un minimum d’êtres difformes et pourtant pas un seul ne pointe le bout de son nez avant les trois dernières minutes du film ! Si She Freak était un Sideshow, il s’agirait plus d’un honteux attrape-touristes que d’un numéro de cirque dérangeant…
Et c’est dommage car ça commençait plutôt bien, Friedman ayant choisi de nous offrir le point de vue de l’antagoniste sur la situation. Ainsi l’histoire suit la triste vie de Jade Cochran, une jolie serveuse travaillant dans un boui-boui crasseux mais aspirant à une vie meilleure. Parce qu’elle n’a jamais supportée le fait que sa mère, une belle femme, ait fini misérablement en faisant le mauvais choix pour son avenir, elle espère ne pas répéter les mêmes erreurs et déborde d’ambitions. Pas facile quand son horrible patron espère bien la garder avec lui pour la culbuter, brisant toutes ses tentatives de s’acoquiner avec un autre mâle de passage par jalousie.
Lorsqu’un client, travaillant pour une foire itinérante, passe par hasard pour faire un peu de pub, elle saute sur l’occasion, démissionne et propose ses services. Ironie du sort: elle qui pensait pouvoir voyager, rencontrer du monde et se trouver une place d’importance, se retrouve avec le même boulot qu’avant ! Heureusement elle se fait une amie en la présence d’une stripteaseuse qui n’a pas sa langue dans sa poche, s’attire le regard d’un beau ride boy (l’équivalent du Hercule de Freaks) et s’intègre vite à la petite troupe. Seuls les Freaks, qu’elle découvre lors d’une représentation, la révulse. Malgré cela son train de vie est plaisant et elle fini par toucher le gros lot lorsqu’elle apprend que le propriétaire de la fête foraine est un joli célibataire plein aux as.
Jade le charme, se marie avec lui et tout irait pour le mieux si elle n’avait pas gardé un certain désir pour le technicien qui deviendra son amant occasionnel. Seulement voilà, sa haine pour les Freaks n’est pas sans inquiéter les autres et particulièrement Shorty, un nain travaillant à la foire depuis toujours et qui ne lui fait pas confiance. Lorsqu’il découvre ses infidélités, il va immédiatement prévenir son patron et c’est le début du drame… Dans la structure narrative, le scénario ne semble pas problématique. Nous découvrons une nouvelle Cléopâtre qui semble sympathique et cherchant simplement à se libérer de sa triste condition. Loin d’être une mauvaise personne, elle se lie d’amitié avec certains, repousse le forain beau et fort qu’elle rencontre en comprenant qu’il est violent et possessif, puis force un peu le destin en allant draguer un riche.
Seulement son dégoût pour la différence fini par la corrompre, lui apportant la méfiance de Shorty qui va évidemment vouloir se débarrasser d’elle aussitôt qu’il en a l’occasion. La tragédie se met en place lorsque le mari et l’amant se confrontent, le voyou tuant accidentellement son adversaire avant de mettre les voiles. Jade, témoin, n’a rien à craindre et hérite. Sa vengeance ? Elle prend le contrôle de la foire et licencie Shorty pour sa délation. Et là, la tragédie va prendre toute son ampleur. Devenant une toute autre personne maintenant qu’elle est au sommet, Jade apparaît comme aussi méprisante que son ancien patron de restaurant, insultant et rejetant ses amis, gérant son business d’une main de fer. Naturellement l’affaire se conclura dans le sang, le nain revenant avec ses amis pour venger leur ancien employeur et laver son honneur. Jade finira au plus bas, transformée physiquement en ce qu’elle était devenu moralement: un monstre humain.
C’est simple, cela fonctionne comme relecture moderne même si l’écriture abandonne toute notion de paix et de tolérance que prônait l’original (quoi de plus normal pour un véritable film d’exploitation que de ne garder que les éléments “chocs” ?), et l’idée de suivre l’ascension puis la chute du personnage principal est bien amenée.
Oui, le problème c’est que tout ce que je viens de vous raconter, toute cette intrigue… Elle n’intervient que dans les dix dernières minutes du film. Hormis le tout début qui présente Jade, et la conclusion qui explique ce qu’elle devient, il n’y a pour ainsi dire que quelques secondes d’histoire dispersées sur plus d’une heure de remplissage ! Celles-ci se trouvent au cœur de quelques scénettes qui se trainent, donnant l’impression qu’elles sont plus longues qu’on le pense alors que le monteur cherche simplement à remplir le film avec ce qu’il peut. Il faut dire que She Freak ne dure que 83 minutes et qu’il est constitué à 99% d’images de fête foraine tournées durant une période de vacances, alors le pauvre fait comme il peut.
Ces séquences se comptent sur les doigts d’une main: il y a une conversation entre l’héroïne et sa copine à propos des hommes disponibles, afin que l’on apprenne que le patron est célibataire. Une discussion entre celui-ci et sa jeune épouse à propos des Freaks, elle exprimant son dégoût et lui en désaccord puisque les percevant comme des employés ordinaires malgré leurs handicaps. Une scène montre l’amant de Jade se battre avec un autre forain, de quoi présenter son agressivité qui aura une importance plus tard et surtout donner au film un semblant de violence et d’intérêt ! Il y a aussi l’étrange rapport de soumission / domination entre celui-ci et la jeune femme, l’héroïne lui faisant clairement comprendre qu’elle le craint et ne désire pas de relation avec lui, et l’autre jouant le mâle alpha parvenant à séduire par sa simple virilité.
La meilleure reste une tentative naïve de prédire l’avenir funeste du personnage principal, lorsqu’une voyante se met à lire la paume de sa main. Elle lui explique, confuse, que sa ligne de vie s’arrête mais qu’elle recommence ensuite et semble continuer “pour toujours”, symbolisant sa mort humaine et sa renaissance en monstre de foire. C’est simplet mais ça fait sourire.
Le reste du film va faire criser quiconque n’a aucun intérêt pour les fêtes foraines, pour les cirques ou la vie de spectacle. Car si She Freak a pu se faire, c’est surtout parce que son producteur est entré en contact avec de véritables forains en pleine représentation et a obtenu l’autorisation de tourner jour et nuit dans leur foire. Parce qu’il est passionné, Friedman n’en a pas perdu une miette et son réalisateur s’est retrouvé à devoir tout filmer: du montage au démontage, des techniciens en pause à la file d’attente qui se forme devant les manèges à sensations. On y voit absolument tout, et cela pendant plus d’une heure ! Car lorsque l’inclusion de ses images ne se fait pas de façon un peu forcée (générique d’ouverture, ellipses entre les péripéties de Jade), elles font partie intégrante de l’intrigue: Jade déambule longuement entre les manèges à son arrivée à la foire, sa découverte des Freaks permet de se perdre sur plusieurs spectacles, et elle observe son amant en plein travail. Résultat le film possède un aspect quasi documentaire, présentant le quotidien de ces gens du voyages.
Nous les voyons étendre leurs linges, installer les autos-tamponneuses, monter les tentes, arranger les prix et peluches des stands de jeux, préparer la nourriture et les friandises sur les stands de restauration (surprise, ça a l’air plus clean qu’un McDonald’s de nos jours !)… Les visiteurs sont de vraies personnes qui regardent la caméra lorsqu’ils passent devant, et parfois on embarque avec eux sur la grande roue ou les montagnes russes. De quoi ennuyer pratiquement tout le monde, d’autant que l’on retrouve parfois les mêmes images d’un bout à l’autre du film, habituelle astuce pour rallonger la durée du métrage et lui permettre d’attendre le minimum requis pour une diffusion en salle.
A ce niveau là je ne peux même plus parler de défaut, puisque She Freak évoque plus une publicité avec un fil rouge qu’un film de cinéma, et il est certain que Friedman a perdu les 3/4 de son audience par ce choix douteux. Cependant ! Il existe un petit pourcentage de personnes qui pourra s’accrocher à une vision malgré tout. Quiconque possède un amour pour les forains, pour les vieux manèges et les affiches peintes à la main, trouvera là de précieuses archives. Car il faut le dire, il est assez passionnant de voir comment un tel monde fonctionnait. Surtout que la foire n’est absolument pas minable, s’étendant sur un large terrain et dotée de nombreux appareillages. Entre ça et la patte “vintage” des années 60, il y a là une sorte de capsule temporelle intéressante qui pourra plaire à quelques uns. Le témoignage d’un autre temps, d’autant plus fascinant qu’il est en quelque sorte accidentel.
Et les Freaks alors ? Peine perdu, il n’y a rien à en tirer puisque Friedman fut incapable d’en trouver. Un ou deux nains, tout au plus, et des acteurs maquillés grossièrement, que l’on ne verra que furtivement: un homme-chien, une petite grosse aux bras minuscules et un type avec un espèce d’appeau dans la bouche, si mal éclairé qu’on ne comprend pas trop ce qu’il est censé être. Également présents, deux “véritables” aberrations appartenant à la foire et filmées à la dérobée: un faux fœtus de bébé à deux têtes et une femme à toute petite tête, en fait quelqu’un portant un boite dotée d’une lentille déformante provoquant une illusion d’optique. C’est peu, pas vraiment convaincant et le réalisateur se retrouve à devoir grossir leurs rangs avec quelques performeurs de cirque qui n’ont rien à voir: un avaleur de sabre, un cracheur de feu, une vieille dame avec un serpent…
Du bricolage, à l’image du reste du film. She Freak est une boursouflure technique qui semble ne tenir qu’avec du scotch, entre ses rares scènes de fiction, ses images réelles et son montage laborieux. On se retrouve avec des fondus au noir pour des scènes ayant exactement le même angle de vue, et une foule de dialogues inaudibles dû à un tournage muet, les protagonistes tenant parfois des propos que l’on a pas jugé assez important pour être redoublés. La seule chose que l’on puisse dire c’est que le responsable, Byron Mabe, s’en sort un poil mieux sur la réalisation, en tout cas plus qu’un H.G. Lewis puisque capable de prises de vue plus variées, avec des zooms et des dézooms.
Avec tout ça j’ai presque l’impression de tirer sur l’ambulance en mentionnant un dernier point négatif. Honnêtement arrivé à ce stade ce n’est même plus la peine d’en rajouter et il est évident que seuls les amoureux l’Exploitation rétro et de l’univers forain se laisseront tenter par She Freak. Pour tous les autres, ça sera le rejet immédiat. Mais il convient de se pencher un peu sur la façon dont Friedman s’y prend pour décrire son personnage de femme vénale, et comment cela apparaît difficilement supportable de nos jours. Bien sûr c’était les années 60, une autre époque, un autre monde, mais le portrait de Jade Cochran évoque moins la corruption d’une femme d’ambitions que la représentation d’une phobie masculine. Celle de l’émancipation féminine.
Dès la première scène dans le restaurant où elle travaille, on sent que le scénario essaye de semer les graines du Mal. Lorsque son horrible boss lui fait du rentre dedans et s’offusque de la voir rêver de mieux, Jade ose dire ce qu’elle pense, lui renvoyant toute sa médiocrité à la figure. Il est rustre, pervers, colérique et dominateur, et il est normal qu’elle cherche à son échapper. Seulement pour Friedman, cela semble être… une mauvaise chose ! Les répliques de la jeune femme sont censées êtres disproportionnées, humiliantes. L’héroïne est présentée comme prétentieuse et hautaine, des défauts qui évidemment l’amèneront à sa perte. Jade est une mauvaise personne parce qu’elle refuse les avances d’un gros balourd et qu’elle crache sur sa condition sociale, espérant un peu mieux !
La conclusion, tordue, montre même le patron visiter la foire et découvrir ce qu’est devenue son ancienne employé, riant aux éclats. “You’re going to Hell” disait-il plus tôt lorsqu’elle démissionnait. Si Jade avait la réponse parfaite (“From here, it’s all a way up !”), le film n’entend pas à ce qu’elle s’en sorte, affichant même une citation biblique qui tient presque de la misogynie. Autant dire que si vous aviez supporté She Freak jusqu’ici, il vous sortira par les trous de nez et ce message puant viendra abaisser encore plus le peu d’intérêt que vous pouviez lui accorder…
Alors avec ces relents d’intolérances, son absence de Freak, son histoire inexistante et son heure entière de remplissage, ce petit produit d’exploitation n’a plus grand chose pour lui. J’en relève un élément tout de même: le maquillage de Jade, une fois transformée. Loin de la femme-poule de Freaks, ou du vers de terre géant de Freakshow, She Freak opte pour une créature étrange, simiesque et hybride. De façon intéressante, la “femme” est toujours là, soudée au “monstre”, donnant l’impression que la Belle et la Bête ne font qu’un. Un design que l’on doit au vétéran Harry Thomas qui a bossé sur plus d’une centaine de productions dont Glen ou Glenda, Plan 9 From Outer Space, l’originale Petite Boutique des Horreurs et la série Superman avec George Reeves. Pour l’accompagner, un écriteau amusant visible à ses côtés: “Please do not feed or tease the creature”. Le reste il va falloir le trouver parmi les anecdotes et le casting, qui lui est plutôt bon. C’était notamment Felix Silla dans le rôle de Shorty, célèbre nain ayant joué le Cousin Machin de La Famille Addams, un enfant monstrueux dans le Chromosome 3 de Cronenberg ainsi qu’un pingouin dans Batman Returns.
Sa partenaire de scène dans le rôle de Jade était la jolie Claire Brennen, qui a hélas succombé à un cancer à seulement 43 ans. Le plus fou ? Tous les deux seraient tombés amoureux sur le tournage, gardant leur liaison secrète pendant neuf ans et auraient même engendré un fils ! L’œil attentif trouvera quelques visages familiers à leur côté, comme Ben Moore dans le rôle du client venant annoncer l’arrivée de la foire, qui n’était autre que Lester dans 2000 Maniacs ! Futur flic pervers dans La Fiancée de Re-Animator et coach sportif dans EvilSpeak, le gros Claude Earl Jones prête ses traits au patron jaloux qui en pince pour l’héroïne, le bien nommé Greasy (graisseux). Quant à David F. Friedman, producteur et scénariste, il fait également une apparition dans le rôle d’un annonceur inexpressif. Enfin il serait mal d’oublier Lynn Courtney dans le rôle d’une stripteaseuse qui ne se déshabille pas. Sa danse reste néanmoins très agréable à regarder et l’un des seuls bons moments du film.
Également présent à titre posthume – accrochez-vous, le véritable bandit de l’Ouest Sauvage Elmer McCurdy, abattu en 1911 après une attaque de train qui a mal tournée. Son corps, embaumé à l’arsenic, fut utilisé comme présentoir pour une entreprise de pompes funèbres d’époque avant d’être vendu à des forains bien plus tard ! Il obtint ainsi une carrière comme accessoire macabre pour Sideshows, traina un temps dans le Musée du Crime de Louis Sonney puis fit quelques apparitions au cinéma et à la télévision, comme dans L’Homme qui Valait Trois Milliards et donc She Freak. Voilà un sujet qui aurait parfaitement convenu à Friedman et fait pour une bien meilleure histoire !
Les plus masochistes d’entre-vous pourront traquer une version alternative du film titrée Asylum of the Insane, conçue par un autre nom du cinéma d’exploitation: Donn Davison, auteur de quelques bandes diffusées à l’occasion de roadshows (spectacles itinérants), comme Honey Britches, que la Troma récupéra pour son catalogue en le renommant Demented Death Farm Massacre. Ce filou récupéra une copie de She Freak qu’il modifia sans avoir la moindre permission de Friedman, afin de le diffuser dans ses propres attractions. Les changements ? Un mauvais effet 3D et quelques scènes supplémentaires avec le catcheur Pat Patterson, rien d’autres qu’un des piliers de la WWF en son temps et créateur du Royal Rumble ! J’ignore totalement à quoi ressemble cette version du film et je doute qu’elle ait le moindre sens, mais je peux quand même garantir que ces drôles de rajouts doivent venir briser la monotonie du film original. Et ça, ce n’est vraiment pas un mal…
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