LE CŒUR DE GLACE DU BONHOMME DE NEIGE
I. Le Chemin des Soupires
A deux heures du matin passé, c’est tout le village qui était endormi. Pas une âme au-dehors, pas une fenêtre d’allumée, pas même un animal pour émettre un son. Sur la grande place, tout cela avec un aspect presque irréel, avec l’épaisse brume bleutée et la fine couche de givre présente partout. Le petit garçon se frotta les yeux et se demanda, l’espace d’un instant, s’il n’était pas tout simplement entrain de rêver, se tenant bien au chaud dans son lit. La vision de cet endroit, désert alors que d’ordinaire grouillant de monde et de bruits, perdu dans l’obscurité et tapissé d’argent, lui semblait terriblement éloigné de lui, comme une simple image distante. Seul le froid et le léger mouvement du brouillard, hypnotique et soporifique, lui rappelait qu’il était bel et bien sorti de son domicile une fois ses parents endormis.
Ses pieds ne faisaient même pas de bruit sur le sol cristallisé, c’était comme si tout autour de lui s’était subitement transformé en coton. Comme si le village avait été coupé du reste du monde, ce qui de toute façon ne faisait pas grande différence par rapport à d’habitude, et qu’il était le seul être vivant encore présent en ces lieux. Pourtant cet étrange univers semblait parfaitement coller avec la situation, simple décorum d’un évènement encore plus extraordinaire a venir. Il pouvait le sentir au fond de lui-même, et de toute façon si ça n’avait pas été le cas, il ne serait pas là. Il ne se tiendrait pas en pleine nuit dans un froid hivernal pour espérer, pour rêver. Il était bien décidé à voir la Magie agir, à voir un miracle. Tous les enfants, et même quelques adultes parfois, en rêvait si fort que leurs fantasmes prenaient presque forme physique. Les rêves, leurs pensées, leurs peurs et leurs espoirs, tout ce rapportait à la Magie. A la sorcière.
Ce n’était un secret pour personne, celle-ci habitait tout au fond de la minuscule allée, celle entre les deux clôtures de hautes haies. Le Chemin des Soupires. Personne n’osait s’en approcher, mélange de superstitions et d’incrédulité pour les uns (les adultes), et de crainte et de respect pour les autres (les enfants). Cet endroit mystique était le centre d’intérêt des plus jeunes et le sujet de conversation préféré des adultes (ceux-ci n’en parlaient jamais dans leur état “normal” non, mais dans un fort élan de joie, de peur, de colère, ou simplement abrutis par l’alcool lors des soirées de fin de semaine). Certains phénomènes un peu particulier se déroulant dans la vie quotidienne. La sorcière, on la bénissait et on la maudissait en même temps. Elle était à la fois une divinité et un bouc-émissaire. Du moins chez les adultes, car même si les enfants racontaient parfois des histoires horribles se rapportant à elle, entendues de bouches à oreilles depuis, aucun n’avait jamais osés dire du mal de la femme mystérieuse. Aucun n’avait même jamais osés le penser, car un être magique ne pouvait pas être à la fois bon et mauvais, comme eux. De plus aucun n’avait jamais fait l’expérience d’une mésaventure personnellement…
Chacun avait sa propre vision de la sorcière. Pour certains, elle était telle que l’on les décrient dans les vieux contes: une vieille femme au dos voûté avec un nez crochu et une grosse verrue au bout, se trimballant avec un vieux balais et un chat noir miteux. Pour d’autre, il s’agissait d’une vieille femme plus ordinaire, ampli de méchanceté ou de bonne volonté (c’est selon), alors que d’autres encore imaginaient plus volontiers une fée à la baguette magique et l’air maternel. Le petit garçon, lui, voyait plutôt une femme grande et élégante mais au visage froid, détachée de tout ce qui caractérise les êtres humains, et ne s’intéressant qu’à sa propre personne et aux choses impossibles à comprendre pour les non initiés en sorcelleries. Pas un ange ni un démon, mais plutôt une personne au-dessus de tout. D’absolument tout, y compris les lois naturelles qui régissent ce monde.
C’est peut-être parce que sa vision de la sorcière n’était pas entaché d’un certain extrémisme que l’enfant s’était décidé à lui demander de l’aide. Ni trop méchante pour le dévorer, ni trop gentille au point que cela lui paraisse suspect (car s’il arrivait à son père d’être gentil avec lui, ce n’était que pour endormir sa méfiance, et il estimait que les adultes devaient user de ce stratagème très souvent, qu’ils soient humains ou magiciens), elle l’écouterait et peut-être l’aiderait. Elle pourrait tout aussi refuser, après tout ça serait presque normal, mais même cette optique la rassurait alors, lui donnant l’impression que l’entité qu’il s’apprêtait à affronter serait plus proche d’un simple être humain vaquant à ses propres affaires plutôt qu’une créature surnaturelle absolument imprévisible.
La brise glacé qui se leva ramena le petit garçon à la réalité, lui coupant le souffle et l’obligeant à plisser les yeux pour ne pas sentir le froid lui donner la migraine. Levant sa petite tête vers le voile noir qui faisait office de plafond cosmique au-dessus de ce village fantôme, il commença à apercevoir les petits morceaux de ciel blanc descendre doucement. Dans quelques secondes, la neige allait s’abattre sur toute la région et la température risquait alors de chuter encore plus. La perspective de se retrouver transformer en bonhomme de neige devenant progressivement plus effrayante, du moins plus tangible, que celle de rencontrer la sorcière en personne, l’enfant pressa le pas à la recherche des deux maisons aux clôtures de hautes haies.
Il traversa la grande place, patinant plus qu’autre chose, et se dirigea dans le labyrinthe de ruelles qui devenaient toutes les mêmes lorsque la lumière du jour ne venait plus les éclairer. C’était pourtant un chemin qu’il pouvait parcourir les yeux fermés, comme n’importe quel autre enfant du village. Du moins jusqu’aux clôtures. Là, c’était comme si une barrière magique empêchait quiconque de s’aventurer plus loin, et le garçon se figea en une sorte d’automatisme. Malgré sa détermination, il ne pouvait visiblement pas continuer sans une impulsion mentale un peu plus puissante.
Son regard alla d’abord du côté de la petite pancarte, fixé sur le fin pilier de béton qui délimitait les clôtures des haies. C’était un de ces petits panneaux rectangulaires présent à chaque coin de rue pour en indiquer le nom, car aussi impensable que cela puisse paraître, l’étroit passage entre les deux haies était officiellement reconnu comme tel. Enfin plutôt comme un chemin.
« Le Chemin des Soupires »
Si l’origine de ce nom était maintenant oublié depuis très longtemps, sûrement depuis l’époque de la construction du village il y a quelques siècles, beaucoup pensaient que ce simple nom avait suffit à contribuer à la mystification du lieu et à la légende de la sorcière. Quoi de plus normal tant cette appellation détonnait dans votre esprit, prêt à vous faire imaginer mille et une chose ? Pour certains, ce chemin possédait ce nom car en fait les haies n’étaient autre que les humains pétrifiés par un sort, trop imprudents d’avoir voulu s’approcher du domaine de la sorcière, et désormais fossilisés en plantes, gémissant et soupirant leur douleur. Pour d’autre il s’agissait de l’esprit du vent, un compagnon de la sorcière bien entendu, ses souffles passant entre les minuscules trouées présentes dans la forme compact des plantes, se transformant alors en murmures qu’on pourrait comprendre si on tendait bien l’oreille. Certains disaient qu’il s’agissait simplement du fait que le chemin à traverser soit long, presque interminable, que les randonneurs soupiraient car n’en voyant jamais le bout. Lui-même s’imaginait l’entrée d’un gigantesque labyrinthe végétal caché.
Quelque soit la véritable réponse (aucune, peut-être toutes à la fois), le jeune aventurier se tenant au seuil du Chemin des Soupires ne se découragea pas. Scrutant le fin fond du chemin, n’y trouvant que Ténèbres impénétrables, il soupesa le petit sac qu’il tenait caché sous son manteau. Le poids de la chose lui donna une impression tangible de réalité et permit à son jeune esprit de ne pas s’égarer. Il réaffirma sa prise sur l’objet enveloppé, crispant légèrement sa main pour en sentir les arrêtes, repensant a ce que quelqu’un lui avait dit un peu plus tôt.
« Ne va pas voir la sorcière sans rien lui apporter », lui avait dit un autre garçonnet lorsqu’ils parlaient spectres et démons. Si l’idée ne lui avait jamais effleuré l’esprit avant que cette discussion n’ait lieu, elle lui avait parut terriblement logique après coup. Aussi logique que d’apporter de l’argent pour acheter quelque chose chez le marchand. Sauf qu’une sorcière ne se contenterai pas de quelques pièces de monnaie, et selon son interlocuteur, il fallait autre chose. « Quelque chose de précieux ». Le garçon avait hoché la tête, l’air grave, seulement durant le soir qui avait suivit, alors qu’il fouillait doucement la maison durant le sommeil de ses parents, une question lui était venu alors. Quelque chose de précieux dans le sens général ou pour une sorcière ? Parce que personne n’aurait d’objets magiques dans le village, quant à sa famille elle était très loin d’être riche. Par défaut, il s’était saisie de la vieille alliance en or de son père. Un bijou de famille qu’il ne mettait de toute façon jamais, comme si l’idée d’être marié (“collé” comme il dirait si bien) à sa femme le révoltait.
L’anneau était lourd et épais et il semblait bien en or massif. Il n’y avait pas de gravure dans le côté intérieur et pas de fioriture sur l’extérieur. Un simple cercle d’or massif qui tranchait très mal avec la relative pauvreté de ses parents. Une famille modeste mais pauvre en devenir. Très vite en devenir. Mais c’était un truc d’héritage comme le disait son père, et visiblement il valait mieux la mort que la perte de l’objet. Personnellement, il était toujours resté dubitatif devant cette façon de voir, surtout avec le visage peiné et exténué de sa mère devant lui.
Il l’avait gardé caché sous un oreiller comme s’il s’agissait d’une nouvelle dent pour la petite sourie mais son acquisition ne l’avait pas satisfait. Il avait simplement l’impression d’avoir volé l’objet pour le mettre dans un coin, alors qu’il s’attendait à se dire « voilà un paiement pour la sorcière » et ne plus y repenser. Quelque chose de précieux, c’était relatif visiblement, car pour sa mère comme pour lui, cette alliance était symbole de richesse perdu et de tristesse là où son père y voyait effectivement un objet de valeur. Il était donc logique qu’il ne puisse pas non plus trouver quelque chose de précieux pour la sorcière puisqu’il ne l’a connaissait pas.
Il était resté de longues heures dans le lit, tournant et retournant ce dilemme dans sa tête, puis une idée avait germé alors que le sommeil commençait à s’emparer de lui. Peut-être qu’il ne fallait pas d’objets précieux pour les autres, mais précieux pour lui. Quelque chose qui lui tiendrait à cœur plus que n’importe quoi et dont il devrait faire le sacrifice, comme ces vieux rituels pour les dieux anciens. Peut-être que cette préciosité était beaucoup plus objective qu’il ne l’aurait pensé et qu’il lui aura suffit de fouiller au fond de lui-même pour trouver ce qui dédommagerai la sorcière du coup de main qu’il allait lui demander ?
Il passa les prochaines heures à retourner toute sa chambre à la recherche d’un objet bien particulier. Un objet dont il ne connaissait pas encore la nature mais qu’il était sur de posséder. Lorsqu’il le trouverai, il le saurai. Il passa en revu ses vieux jouets, ses vieilleries dégotés dans le village ou la campagne, bibelots en tout genre, trésor de gosse. Puis sa main s’était refermée sur quelque chose d’assez volumineux, et un simple coup d’œil avait suffit. Il avait fourré l’objet dans un petit sac de papier brun, accompagné de l’alliance de son père au cas où, et l’avait maintenant contre sa poitrine en retournant au lit, dormant en position fœtal comme si l’objet ainsi récupéré avait été une partie de lui au sens propre.
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